ARTE E POLITICA
Ceci n'est pas l'Etnographie Errance de Formes de vie chez Renee Gren
di Tarek Elhaik

Le dépliant de “Spheres of Interest”, le cycle de rencontres hebdomadaires entre artistes, producteurs culturels, intellectuels et étudiants inaugure par Renée Green il y a cinque années au San Francisco Art Institute ou elle enseigne et dont elle est le Dean of Graduate Studies, commence par ces mots:

“One stimulus for thinking about this lecture series is provided by this sentence: “Only because art has left the sphere of interest to become merely interesting do we welcome it so warmly” (Giorgio Agamben, The Man without Content). It is easily possible to feel indifference toward the “merely interesting.” In response to what can appear as a perpetual state of “interesting” spectacles, the invited speakers address these paradoxes of living. Their presentations and seminars will serve as opportunities to grapple with productions, conditions, and perspectives that can stimulate other kinds of responses. The speakers will not invite smooth or easy receptions of the aural, visual, or spatial operations with which they are engaged, but will, in contrast, raise questions from the perspective of producers and analysts about present and past forms of being and production.”

Pourquoi donc s’insérer, à partir d’une position disciplinaire et expérience transculturelle adjacente, dans les ‘sphères d’intérêt’ générées par la pratique artistique et les écrits de Renée Green? Que peut offrir une réflexion sur son travail, quelles questions posées à partir de l’anthropologie contemporaine pourrait trouver de l’aide dans l’art contemporain? Poser ses questions tout en ayant retenu la leçon de Marcel Mauss dans son Essai Sur Le Don: il ne s’agira pas donc ici de réciprocité ou de miroitement d’une certaine dimension artistique de l’ethnographie, de l’esthétique de l’ethnographie moderne ou postmoderne dans la pratique de l’art contemporain, et vice versa. C’est un échange qui n’est donc en principe pas fonde sur l’altruisme: il est intéressé, conceptuellement et méthodologiquement. Le travail de Renée Green porte un grand intérêt car il permet de renouveler le dialogue non seulement entre l’ethnographie et l’art contemporain, mais aussi, et particulièrement, entre le récent tournant conceptuel en anthropologie contemporaine qui s’appuierais moins sur le concept de ‘culture’ et plus sur celui du ‘design’1, d’un passage d’une ethnographie comme Science de l’Autre (cross-cultural ethnography) a une anthropologie du contemporain comme processus a temporalités et déplacements dans l’espace variables, avec un souci et une attention particulières aux “formes de vie émergentes”2 et des dissymétries imperceptibles qui les rendent possibles et leurs donnent leurs vitalismes. C’est donc avec une anthropologie vitaliste, plutôt qu’avec l’ethnographie, qu’aurait des affinités Renée Green. Le point de rencontre: l’importance de l’errance et l’attention aux devenirs comme formes de vie et matériaux de pensée et d’écriture, Ongoing Becomings, pour reprendre le très beau titre de l’une de ses rétrospectives. Artiste, théoriste, cinéaste, écrivain et pédagogue, Renée Green demeure donc l’une des figures de l’art contemporain les plus difficiles à saisir. Souvent exaltée comme la figure emblématique du soi-disant “tournant ethnographique”3 des années 90s, au meme titre que d’autres artistes tels que Chris Marker, Trinh-T. Minh-ha, Fred Wilson, Baumgarten, Barbara Krueger, Susan Hiller, Allen Sekula, ou Isaac Julian, Renée Green n’est pas pour autant une cible évidente de la critique problématique, voire hostile a l’égard de ce tournant, au point de panique, que Hal Foster a soulevé dans son texte célèbre, The Artist-As-Ethnographer4.

Rappelons que ce texte, incontournable depuis sa publication, visait a neutraliser dans un meme temps, et dans un mélange affectif de dédain et d’envie, la possibilité d’un retour de la catégorie hybride “ d’ethnographie surréaliste”, selon l’expression de Jim Clifford, qui proposait une intensification des affinités entre les pratiques artistiques de l’avant-garde historique—des surréalistes réunis autour de Michel Leiris et des Documents de George Bataille en particulier—et les pratiques de l’anthropologie contemporaine, le soi-disant tournant littéraire et expérimental connu aux États-Unis sous les noms de New Ethnography et ‘Writing Culture’ des années 80s et 90s en particulier. Hal Foster introduisait dans son texte une autre distinction, également problématique et cette fois spécifique a l’art conceptuel des années 70s, entre d’un cote ce que jadis Joseph Kosuth appella ‘The Artist As Anthropologist” et de l’autre le penchant méthodologique, “pseudo-ethnographique” de certains artistes contemporains fascine par les formes et résistances culturelles de L’Autre dont la modernité est souvent perçue dans sa dimension subalterne, postcoloniale, périphérique, et alternative. Avec grande intelligence et précision diagnostique, mais non sans mauvaise foi et manque de curiosité a l’égard d’agencements autres entre ethnographie, avant-garde, et anthropologie—en Amérique latine notamment ou par exemple le séjour de Sergei Eisenstein au Mexique, inspiré des travaux de l’anthropologue avant-gardiste Manuel Gamio pendant les années 20 et 30s, engendrera des traces indélébiles dans l’imaginaire politique, anthropologique et esthétique du Mexique contemporain—Foster désirais donc peut être purger l’histoire du Surréalisme de ses ‘affinités’ avec l‘ethnographie expérimentale, d’accentuer la distinction entre une anthropologie intellectualisante et généralisante et une ethnographie concrète et particularisante, et de finalement semer le doute sur l’avenir de la catégorie politique et affective de l’artiste-en-tant-qu’ethnographe. En un mot: maintenir l’ethnographie, l’anthropologie et l’histoire de l’art comme des champs de recherche sépares, en remettant agressivement en scène l’attitude moderniste classique a l’égard de l’hybridation des champs et media prônée par les postmodernistes. Il faut ajouter aussi que, souvent, les anthropologues, dans leurs envolées et excès modernistes, font de l’ethnographie leur pilier et cheval de bataille, le medium suprême de la pensée et pratique anthropologiques. Des critiques beaucoup plus subtiles, telles celles de l’anthropologue George Marcus, ont conteste l’usage dont fait Foster (et la majorité des anthropologues) de l’ethnographie, une ethnographie qui non seulement prends rarement en compte les traditions autres que l’Anglaise, la Française ou l’Américaine, mais qui aussi lui permît de réduire, sans la moindre hésitation, dans un première temps l’anthropologie a l’ethnographie et dans un second l’ethnographie a la Science de L’autre. Il existe donc un grand malentendu entre Foster, les artistes qu’il qualifie (souvent a juste titre, mais a partir de sa conception étroite et EuroAmericano-centrique de l’ethnographie) de “pseudo-ethnographes”, et les anthropologues, malentendu qui a pris une ampleur démesurée, un malentendu dont le travail artistique et intellectuel de Renée Green exposent toutes les contradictions, et mauvaises foi de part et d’autres. Renée Green a en fait eu l’audace de proclamer sa non-appartenance ni a un retour au Ethnographic Surrealism ni a l’argument hostile de Foster a l’égard de l’artiste-comme-ethnographe, tout en faisant un geste de respect profond pour l’attention que Writing Culture et la New Ethnographie ont porte a l’expérimentation avec les formes sans pour autant prôner l’attitude postmoderne qui chercherai, la fusion de l’anthropologie, de l’ethnographie et de l’art contemporain. Renée Green fait quelque chose de très intéressant en décelant un “excès” au sein de ce malentendu, et touche/met la main sur un point particulièrement sensible en mettant un accent sur d’autres possibilités de penser l’écriture formelle, conceptuelle et culturelle qui échapperait a la fois aux catégories et histoires officielles de l’art conceptuel et de l’ethnographie expérimentale.

Renée Green, Partially Buried in Three Parts, 1996-1997, cibachrome (28 x 35.5 cm)

Renée Green, Excess, 2009, detail video still

Par conséquent, Renée Green n’appartiends a ce ‘ethnographic turn in contemporary art’ que dans la mesure ou elle échappe formellement et conceptuellement aux pièges tendus de part et d’autres. L’hostilité des New Ethnographers qui refusent la réduction de l’anthropologie a la Science de l’altérité, et de l’anthropologie a l’ethnographie, et de l’ethnographie au travail de terrain et observation participante de long-terme dans une culture Autre pour faire la critique de sa culture d’origine (le grand voyage vers un Ailleurs et dépaysement de l’anthropologue dont l’autre devient le medium pour critiquer et décoloniser les catégories de la modernité Euro-Américaine). La pratique artistique et les écrits de Renée Green déplacent l’hostilité de Foster a l’égard des interventions artistiques de type site spécifique qui baignent dans une aura anthropologique vers une autre scène ou la fascination pour et le désir d’autres modernités ne devrait pas être converti en contrôles de passeports ou patrouille de frontières disciplinaires. La pratique conceptuelle de Renée Green ne fait donc bon port ni dans l’une ni l’autre rive. La double critique en jeux chez Renée Green, c’est a dire et sa pratique artistique et son art de penser en mouvement, ouvre des brèches qui non seulement permettent un retour a la controverse historique entre ethnographie et anthropologie (deux pratiques très différentes, la première étant la plus couramment pratiquée), mais aussi déstabilise, tout en maintenant, la différence ontologique entre l’art et l’ethnographie. Il ne s’agirait donc plus de dire “Ceci n’est pas tout a fait de l’art contemporain” car “Ceci est de l’ethnographie, ” mais plutôt de critiquer le paysage affectif et conceptuel de l’art contemporain qui pousse tout artiste soi-disant de ‘couleur’ ou ‘minoritaire” a passer par un énoncé négatif du style “Ceci N’est Pas de L’ethnographie (comme vous la Concevez)” afin de pouvoir affirmer que “Ceci Est Ma Pratique Artistique.” “J’excéde les paramètres, les mouvements géographiques, les dépaysements et critiques subversives entres sciences sociales et l’avant-garde des Ethnographes Surréalistes, et les horizons conceptuels de l’ “Artist-As-Ethnographer.” Renée Green compose, pour reprendre le titre Foucaultian de l’une de ses expositions, plusieurs “Sites Généalogiques” ou la catégorie de l’artiste-comme-ethnographe apparait comme un “blackmail of modernity/chantage de la modernité”5. Sa démarche ne consiste donc pas a une simple application des théories postcoloniales au champs de la pratique artistique ou a une décolonisation du canon officiel de l’histoire de l’art contemporain par le biais d’un contre-recit ou contre-archive d’images de résistances politiques et culturelles venant d’ailleurs, c’est a dire des modernités périphériques ou alternatives. Renée Green créé des formes d’images et des images de pensée qui traduisent la complexité affective, érotique, et politique qui caractérisent les détours multiples dans la modernité. Excédant les paramètres de l’artiste-as-ethnographer, son travail doit donc être saisi comme une tentative de penser les errances de formes de vie et de formes géoculturelles “au delà”6 d’un concept de culture qui établirait des liens isomorphiques entre territoire, peuple, nation, subjectivité, et communauté. Et cette tentative dépasse d’ailleurs largement la sphère de l’ethnographie et de l’anthropologie, et s’étend à des domaines aussi divers que l’histoire, la philosophie (la pensée vitaliste d’Henri Bergson et de Gilles Deleuze en particulier qu’elle déploie avec grande rigueur), la biologie, la zoologie, le cinéma expérimental, et l’art de la cartographie. Renée Green est une sorte de taxonomiste qui réclassifie et réassemble, sans pour autant imposer un cadre totalisant, les errances de formes de vie issues de (ses et nos, entre le Je et le Nous) rencontres, mouvements et séjours au sein d’une modernité qui déborde de partout les déterminations géopolitiques dominantes du type Nord/Sud, ou Sud/Nord, ou Sud/Sud, ou Nord/Nord.

.

Renée Green, Come Closer, 2008, detail video still

Renée Green, Excess, 2009, detail video still

Renée Green travaille autrement. Si elle fait de l’anthropologie, c’est dans le sens que lui a récemment donne l’anthropologue Paul Rabinow: l’anthropologie comme du “conceptwork”7 plutôt que du “field-work” dans le sens emblématique et classique Malinowskien (long travail de terrain, accumulations de détails ethnographiques et observation participante dans la culture de l’Autre dans le but de relativiser la modernité Euro-Américaine). Elle met en mouvement ce ‘concept-work’ non seulement dans le cadre d’un montage transculturel entre plusieurs sites géographiques spécifiques (Lisbonne, Mallorque, Brésil, San Francisco, Barcelone, Naples), mais aussi en multipliant les contactes, ou disons plutôt rencontres, entre plusieurs media et genres: la photographie, cinéma expérimental, vidéo, documents historiques, cartes géographiques, écriture épistolaire, banners, élaboration de paysages sonores qui débordent l’espace d’exposition et qui parviennent a notre appareil acoustique, a notre système nerveux, comme une avalanche de murmures et bégaiements générés a partir de l’archive d’errances ou elle nous ‘installe.” L’installation, chez Renée Green, devient donc la production d’un entre-lieu et des ses devenirs, non une quête de stratégies textuelles qui traduirait la spécificité d’une site donne: un lieu d’errances de forme de vie, un système de relai et de connectivite ouvert en permanence. Un grand soin est d’ailleurs porte a la vision architecturale de ses spaces d’exposition: l’agencement de multiples stations, chambres noires, kiosques, tapis de yoga devant les écrans pour créer un espace-temps de méditation, passage et retours pense avec grand souci pour créer cette sensation singulière au travail de Renée Green: l’expérience simultanées de nos/ses détours multiples et “recherches inquiétes”8 dans la modernité. Ce nouveau vitalisme, qui établît une correspondances entre formes de vie et les devenirs de ces memes formes (culturelles, biologiques, architecturales, politiques, artistiques) au sein de la modernité consisterait donc a multiplier les enchevêtrements entre plusieurs écologies épistémiques et les ordres de savoir qui les traversent et les constituent mutuellement et toujours dis-symétriquement. Préférant les parcours sans traces visibles des routes maritimes, les images d’embouchures, de péninsules, d’iles, et d’estuaires, Renée Green semble errer dans cet océan, cet “univers d’image” dans le sens de Bergson, dont se démarquent les territoires bien gardes, mais pas moins déterritorialisant, de l’art contemporain et de l’anthropologie. La condition d’errance, nous rappelle Paul Rabinow, « n’est pas fortuite, accidentelle, ou extérieure a la vie de l’organisme. Elle est sa forme fondamentale. La connaissance (knowledge), selon cette conception de la vie, est une ‘recherche inquiete’ d’information,” d’information qui permet “de vivre au delà d’une logique d’identité.” La taxonomie d’images chez Renée Green produit une système complexe d’errances entre multiples formes de vie, culturelles, biologiques, géologiques, un agencement d’écologies épistémiques: une biophilosophie tout court dont le mode d’attention et de recherche est d’évaluer le vitalité du vitalisme comme forme de pensée en marge d’autres images de pensées. C’est en effet le devenir de la pensée vitaliste qui est en jeu chez Renée Green. Comme dans son travail Endless Dreams & Water in Between et Come Closer (qui lui sert de prélude) des formes de vie baignent dans un univers d’images, dans un chaos vitaliste ou la matière s’actualise pour vivre dans un espace-temps, éphémèrement, et dont l’errance est le symptôme d’un contact avec plusieurs milieux, certains hostiles, certains favorables, dans tous les cas laissant des traces d’une série de détours dans une modernité entendus comme « agrégats de nomadisme et d’emigrance »9. Loin d’etre l’expression d’un certain cosmopolitisme (concept déplorable apres tout quand on sait sa promiscuité avec son double nationaliste) les détours de Renee Green ne sont rien d’autres que des agencements imprévisibles et imperceptibles de processus de morphogénèse.

Renée Green, Endless Dreams and Water Between, 2009, detail video still

Renée Green, Endless Dreams and Water Between, 2009, detail video still

.

.

1 Paul Rabinow & George E. Marcus with James Faubion & Tobias Rees, Designs for An Anthropology of the Contemporary, Duke University Press, 2008.
2  Michael Fisher, Emergent Forms of Life and the Anthropological Voice, Duke University Press, 2003.
3 Notons, en passant, les premieres publications dans le monde anglo-saxon portant sur ces questions: Ed. Alex Cole, Site-Specificity: The Ethnographic Turn, Black Dog Publishers, 2005; Ed. Arnd Shneider, Contemporary Art & Anthropology, Berg Publishers, 2006.
4 Hal Foster. “The Artist-As-Ethnographer” in The Return of the Real: The Avant-Garde at the End of the Century, MIT Press, 1996, pp. 301-309.
5 Michel Foucault, “What is Enlightenment ?” (“Qu’est-ce que les Lumières ?”), in Rabinow (P.), éd., The Foucault Reader, New York, Pantheon Books, 1984, pp. 32-50.
6 Akhil Gupta & James Ferguson “Beyond “Culture: Space, Identity, and the Politics of Difference” Cultural Anthropology, Vol. 7, No. 1, Space, Identity, and the Politics of Difference. (Feb., 1992), pp. 6-23.
7  Paul Rabinow, Marking Time: On the Anthropology of the Contemporary, Princeton Press, 2007.
8  Selon l’expression de Georges Canguilhem.
p.p1 {margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; text-align: justify; font: 12.0px Helvetica}
9 Gilles Deleuze & Felix Guattari, Thousand Plateaux, U. of Minesota Press, 1987.

.

.

Courtesy Line
All Images Courtesy of the artist and Free Agent Media

Images Credits
Partially Buried in Three Parts, 1996-1997, cibachrome (28 x 35.5 cm)
Partially Buried, 1996 detail video still
Come Closer, 2008, detail video still
Endless Dreams and Water Between, 2009, detail video still
Excess, 2009, detail video still
Stills, 2009, detail video still

.

.

Tarek Elhaik is an anthropologist, moving-image curator, and professor of cinema at San Francisco State University. His interest in cinema and experimental media is informed by archival research on avant-garde film and ethnography of curatorial laboratories in Mexico City, as well previous work as a curator of Middle Eastern and North African cinema. He has programmed numerous experimental film programs for the Pacific Film Archive, the San Francisco Cinematheque, the Cinematheque de Tanger, Ruhr Trienale, among others. He also curates a series of annual encounters he refers to as ‘ethical and clinical events’ and is currently writing a book entitled Curatorial Work: Caring, Installing, Working-Through.