CENSORSHIP
Fabriquer l’oubli et faire trace. Pantomime d’effeuillage et censure dramatique
di Camille Paillet

« Mais la plus grande contradiction ne réside-t-elle pas
surtout dans le fait que cette institution, la censure, créée
pour imposer le silence, est justement celle qui a protégé,
conservé pour l’éternité, les textes même, la trace écrite  de
ces fêtes destinées de par leur nature à disparaitre
rapidement, et qu’elle voulait justement faire disparaitre de
la scène ? »

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Odile Krakovitch, Censure des grands théâtres
parisiens (1835-1906), 2003, p.22

 

Les  sources produites par la censure dramatique 1au XIXème siècle sont conservées aux Archives Nationales de Paris. Ce fond recense environ 40000 pièces manuscrites des spectacles programmés sur les scènes parisiennes entre 1800 et 1906. A quoi, il faut ajouter 30 cartons de procès-verbaux concernant la production théâtrale jusqu’en 1860, la suite est conservée aux archives de la préfecture de police à Paris.

Ces documents sont des supports inespérés et précieux pour le chercheur qui s’intéresse aux arts de la scène. En effet, les directeurs de salles de spectacles – théâtre et cabaret- étaient contraints de déposer au bureau de l’inspection des théâtres une copie de tous les manuscrits des pièces avant leur programmation. Les archives de la censure dramatique sont donc les seules qui détiennent les manuscrits originaux des spectacles dont la plupart ont disparu des archives administratives des théâtres et qui se font rares dans leur version publiée. L’un des aspects les plus passionnants d’une étude sur les mécanismes de la censure réside dans cette ambigüité majeure, celle d’inscrire les traces de son processus d’effacement.

Bien que l’art de la danse intéresse peu la censure dramatique qui veille avant tout à protéger la société contre le danger des mots, de nombreux genres de danse qui s’appuient sur un texte à partir duquel l’examen est possible seront également soumis à l’exercice de la censure. Sont concernés, les livrets d’opéra et de ballet, les pantomimes, les féeries, mais aussi les spectacles de variétés et les revues programmés dans les petits théâtres ou les grands cabarets.

Lors de la consultation de la série F182,  mon intérêt s’est porté essentiellement sur les manuscrits des pantomimes d’effeuillage programmées entre 1880 et 1910. Considéré comme étant à l’origine du strip-tease, ce genre de spectacle est à la croisée de la pantomime et des tableaux vivants.3 Le succès de ce spectacle « érotique » repose sur la mise en scène d’une figure féminine en train de se déshabiller. Je m’intéresse à la dimension à priori licencieuse de ce spectacle, l’exposition de la nudité étant légalement interdite selon l’article 330 du code pénal qui constitue le délit d’outrage public à la pudeur. Parmi les livrets que j’ai pu consulter, aucun n’ont été censuré, tous ont reçu une autorisation favorable moyennant quelques modifications pour certain. L’expérience des archives peut être déstabilisante pour qui s’attend à découvrir les enfers de l’histoire de la danse. L’une des difficultés d’une recherche sur la censure du corps consiste à manier les effets de force de l’interdit inscrits dans le dispositif même de censure et que le corps du chercheur expérimente en contexte d’archive.

Le décalage entre une rhétorique de l’interdit véhiculée par tout un ensemble de discours règlementaire de nature législative ou administrative et la rareté d’applications concrètes de ces mesures amène à penser le processus de censure comme un ensemble dynamique qui, loin de réduire son objet au silence, produit au contraire un ensemble de transformation qui agit au sein même de l’œuvre. Il s’agit moins de l’action d’une répression par la censure que celle d’une régulation, d’un contrôle. Il s’agit moins d’un ensemble d’interdits effectifs que la construction de normes sur le corps dansant.

Si les pantomimes d’effeuillage ne sont pas interdites, elles sont l’objet de nombreuses modifications. Les ratures de passages choisis dans le texte, les corrections ou ajouts de mots annotés dans les marges constituent un infra texte à l’encre rouge qui nous donne quelques  informations sur la nature des éléments qui posent problème à la censure.

Certains passages font l’objet de suppression, notamment ceux qui mettent en scène des tableaux de mœurs trop réalistes ou dont la liberté de ton est jugée trop excessive. Parmi les sujets épineux autour de la représentation du corps, essentiellement ceux liés à la prostitution  et d’une manière générale toutes les représentations qui malmènent le modèle sociale des rapports entre les sexes comme par exemple la sexualité adolescente ou l’homosexualité.

L’exemple de  Madame X 4

Madame X, épouse modèle, s’entretient avec sa dame de chambre au sujet d’une mésaventure qui lui ait arrivée dans la journée en l’absence de son mari. Un jeune homme lui a fait des propositions malhonnêtes qu’elle s’est empressée de refuser en le giflant. Dans la scène 3, elle regrette son geste et se plait à rêver d’adultère et du plaisir d’une vie de cocotte5. Le passage faisant allusion à la prostitution est rayé du manuscrit : « Il m’a prise pour une cocotte, et bien quoi ? Cocotte, ce sont des femmes comme les autres, c’est l’amour libre à répétition. C’est drôle cocotte, c’est un mot qui ne me choque pas. »

La majorité des modifications concerne les costumes. Le plus souvent il est demandé d’ajouter une pièce d’étoffe ou de gaze sur le corps déjà déshabillé. C’est le cas d’Emilienne6, candidate au concours de la reine du Bal des 4 Z’arts, qui se présente à Monsieur Cabrion, l’entrepreneur de l’évènement, uniquement vêtue de ses bas, de ses bottines et de sa chemise. En marge il est inscrit de rajouter un jupon au costume d’Emilienne.

Le recours au costume et tout particulièrement à la lingerie est un aspect central de ces pantomimes, le jeu du déshabillage consiste moins à dénuder qu’à recouvrir le corps et agit sur le spectateur comme un mini-drame. La lingerie se développe et se diversifie avec  l’essor de l’industrie textile au 19èmesiècle, qui va du marché de la confection jusqu’aux moyens de distribution notamment par l’implantation des grands magasins à Paris et des succursales en province. Dans l’Histoire de la vie privée, Alain Corbin évoque les effets pervers de la pudeur qui tandis qu’elle multiplie les stations de déshabillage, valorise la nudité dont elle accroit la profondeur. L’hypertrophie de la lingerie féminine renforce les obstacles -toute une gamme de nœuds à défaire, d’agrafes et de boutons- faisant de la nudité féminine une sorte de cathédrale à conquérir.

Parfois, la limite de la nudité est franchie et tout un passage est supprimé. Un accident de jarretière dans la scène 7 de Paris arc en ciel7 sera retiré par la censure : « en levant la jambe aux lumières je découvrais tous mes dessous, lorsqu’un de mes jarretières se détacha au dessous de mes genoux ! Pedro la ramassa bien vite et me la rendit plein d’émoi. Pour l’rassurer, j’lui dis tout d’suite venez me la mettre chez moi ! Caramba ! »

Les limites de cet infra texte produit par la censure m’ont amené à réorienter ma lecture sur la partie « autorisée » du contenu de l’œuvre produite par l’artiste. Quels sont les éléments qui, au contraire, permettent d’échapper à la censure ? Les informations concernant la mise en scène, le choix des personnages, l’usage des costumes, les postures du corps donnent à voir un jeu qui s’instaure dans le contournement des interdits et l’intégration du dispositif de censure dans l’œuvre elle même. Agencée comme une mise en abyme du dispositif de censure, l’intrigue du déshabillage d’Emilienne aux 4-arts repose sur la reconstitution d’une étape de la censure qui existe réellement sous la Troisième République. Constatant de l’insuffisance de l’examen des manuscrits pour contrôler les éléments propre à la représentation qui échappent à la lecture, une nouvelle mesure s’instaure : la mise en place d’une répétition générale trois jours avant la première, en présence d’un inspecteur des théâtres. Cette étape permet de vérifier la décence des costumes, la mise en scène, le jeu des acteurs, la gestuelle des corps, des éléments qui ne sont pas perceptibles dans la description des livrets.

Le personnage au nom bien choisi de Monsieur Prudhomme doit juger de la décence d’une  scène d’effeuillage interprétée par Emilienne. Il donne son verdict : la pièce n’est pas autorisée à être représentée sur scène. Une fois le représentant de l’ordre moral parti, la pièce prend une tournure satirique par la mise en place du ballet des feuilles de vigne. D’après le livret, il s’agit d’un divertissement où chacune des ballerines, tour à tour, détache de leur costume une feuille de vigne, symbole de la pudeur, et la pique sur la chemise d’Emilienne. Le résultat est renversant, tandis qu’Emilienne est recouverte des épaules jusqu’aux genoux de verdure, emblème de la décence administrative, les danseuses deviennent à leur tour déshabillées. Le détournement de l’interdit et la dérision à l’égard de la censure permet, dans une dynamique érotique, de montrer ce qu’il est interdit de montrer.

Le statut du censeur – policier, juge – et ses convictions morales sont très souvent l’objet de moquerie, surtout dans la dernière décennie du XIXème siècle où l’organisation de la censure dramatique est l’objet d’une remise en question par de violents débats parlementaires. La répétition d’interdictions abusives, la tension qui règne autour de l’affaire Dreyfus, le dépassement des autorités face à l’ampleur de la production des spectacles, conséquences d’une nouvelle législation concernant la liberté de l’industrie théâtrale depuis le décret de 1864, l’émergence de nouvelles libertés publiques telles que la liberté de la presse en 1881 et la liberté syndicale en 1884, le constat de la défaillance du système de la censure qui n’empêche par les effets de scandale de se répandre : tous ces facteurs conduisent peu à peu à l’effritement de la censure jusqu’à sa dissolution en 1906.

L’appropriation de l’interdit dans le dispositif de l’œuvre, en prenant appui sur la censure, procède d’un mouvement inverse de légitimation. La notion de censure se déplace entre un organe de pouvoir extérieur et mortifère, à la production dynamique d’un ensemble de normes où contention corporelle, morale bourgeoise et codes érotiques sont imbriqués et semblent correspondre au modèle dominant des représentations du déshabillé féminin à la Belle Epoque.

A la fin du siècle, l’émergence d’une industrie des loisirs et la publicité qui l’accompagne va de pair avec un mouvement général de féminisation et d’érotisation des divertissements.8 L’effeuillage s’inscrit dans ce contexte d’industrialisation des loisirs et participe à perpétuer, en le renouvelant, la construction de ce qu’on appelle le mythe du gai Paris, déjà engagé sous le Directoire en tant que capitale des plaisirs et des loisirs et qui prend entre autres figures, celle de la parisienne. Les physiologies de Paris ainsi que les nombreux guides9, au gré de déambulations narratives dans les rues de Paris, véhiculent une sorte de géographie des plaisirs parisiens en indiquant aux lecteurs – majoritairement des étrangers et des touristes – les adresses d’établissements de music-hall, présentés en tant que lieux d’exhibitions féminines. Se dessinent alors les stéréotypes d’un Montmartrois aux savoirs vivre hédonistes et d’une parisienne en tant que figure citadine et moderne de la féminité, symbole de la séduction, du chic et de l’élégance, ambassadrice de la mode parisienne. Les artistes de music-hall et notamment les effeuilleuses mais aussi les danseuses vont prendre en partie ce rôle de la parisienne. Les effets de succès et de gloire de ces artistes sont réinvestis par la presse illustrée et les feuilletons littéraires participant à véhiculer et à diffuser ce modèle de femme déshabillée.

Les  textes de présentation qui accompagne ces revues démontrent les intérêts  promotionnels et publicitaires de cette représentation de la parisienne. Par exemple, dans le numéro 3 de la revue Panorama, paris s’amuse publiée en 1900, il est  spécifié que ces petits albums sont un hommage à la parisienne, à la reine du monde, reine par la beauté, la grâce, le gout et l’élégance. Les remerciements sont adressés aux grandes maisons universellement réputées qui nous ont aidé à entourer notre parisienne de tous les objets de luxe qui sont le cadre obligé de sa beauté, et notamment Leoty pour les corset, Carlier pour les chapeaux sans oublier Henry pour les gants.

La libre exploitation du marché concurrentiel de l’industrie des spectacles induit une légitimité économique de ce genre de spectacle dont la répétition dans la programmation tend à banaliser et à évacuer les effets de scandale à l’aube du nouveau siècle. Encadré par le système économique du music-hall, l’effeuillage s’adresse à une classe privilégiée de la société qui tend à véhiculer un modèle de raffinement érotique calqué sur les aspirations sociales de la bourgeoisie. L’ancrage social est déterminant dans la distribution du contrôle des spectacles et son partage entre les diverses autorités de censure.

La lecture de la correspondance échangée entre le personnel de la censure dramatique et la préfecture de police – alors en charge de la surveillance des salles de spectacle à Paris-  dénote des conflits d’intérêt entre ces deux institutions qui se disputent le partage du pouvoir en fonction de leur revendication identitaire et statut social mais en fonction surtout de la hiérarchisation des arts en vigueur. Les membres de l’inspection du théâtre se défendent  d’une censure réfléchie et préventive par rapport aux mesures arbitraires de la répression policière.

Avertis de la programmation prochaine d’une danse de quadrille qui aura lieu le 6 mai 1886 au théâtre des Ambassadeurs à Paris et afin de prévenir des éventuels effets de scandale que provoquerait le caractère licencieux de ce spectacle, les membres du Ministère des Beaux arts en charge de la censure dramatique, se départirent  de l’affaire en ces termes : « Mon cher ami, il est convenu avec Monsieur Krampfer que vous allez préparer une lettre au préfet de police, pour lui dire que c’est à lui qu’il appartient de voir s’il y a inconvénient ou non à laisser ces deux vierges lever la jambe aux Ambassadeurs »10.

L’indifférence voire le mépris de la censure dramatique pour les genres mineurs des arts de la scène soulève une problématique centrale de la censure, celle du statut des arts et de leur degré de légitimité. S’oppose une izmmoralité superficielle, celle liée au corps et à ses gestes, d’une immoralité jugée plus dangereuse, celle des mots et de l’esprit, qui elle mérite l’attention des censeurs.

La censure dramatique est une organisation politique, encadrée par un système juridique et exercé par un pouvoir ministériel. Selon l’arrêté du 25 avril 1907, Toute pièce manuscrite devra, avant d’être représentée sur scène, subir un examen préalable. Cette institution s’instaure sous le régime napoléonien. Malgré les tentatives de réformes, son système organisera tout le 19ème siècle jusqu’à son effritement en 1906  engendré par le non renouvellement du crédit accordé à la censure.  Sur l’histoire de la censure dramatique voir  les travaux d’Odile Krakovitch : Censure des répertoires des grands théâtres parisiens (1835-1906), Archives Nationales, Paris, 2003. Censure et répression au XIXème siècle. Intégration, exclusion, élimination ?, thèse de doctorat, Université Paris VII, 1992. Hugo censuré, la liberté surveillée au XIXème siècle, Calmann-Levy, Paris, 1985.
Fond appelé « censure ». Il concerne la presse, la librairie, les théâtres, les cafés concerts et chansons.
3 Divertissement aristocratique au 18ème siècle, le tableau vivant devient un genre de spectacle très prisé sous le Second Empire. Il s’agit de la mise en scène de femmes déshabillées qui reproduisaient par des postures du corps et attitudes immobiles des scènes picturales à caractère historique ou mythologique et dont les motifs présupposaient l’exposition de la nudité.
4 Le rêve de madame X, fantaisie en un acte, théâtre le Carillon, 24 mars 1899, F18 1360, Archives Nationales
5 A l’opposée de la prostitution clandestine, la cocotte est une catégorie de prostituée protégée du règlementarisme qui appartient à la haute société sous le second empire. Il existe toute une lexicographie et une hiérarchisation de la prostituée au cours du XIXème. A la fin du XIXème siècle, on parle plutôt de demi-mondaine. La figure de la prostituée et de la danseuse (et plus généralement de la femme-artiste) se croisent dans les représentations et les discours littéraires et artistiques à cette époque. Alain Corbin repère une mutation des formes de désir sous la Troisième République et une transformation de la demande prostitutionnelle. Sous l’appellation « femme spectacle », il montre en quoi la féminisation de la ville de Paris passe par une médiatisation plus grande d’un corps féminin sexualisé, pris en charge entre autres par les spectacles de music-hall. Cf : Alain Corbin, Les filles de noces. Misère sexuelle et prostitution au XIXème siècle, Paris, Aubier Montaigne, 1978
6 Emilienne au 4 Z’arts, ballet pantomime, Folies Bergères, 2 décembre 1893,F18 1045, Archives Nationales
7 Fantaisie en un acte, Théâtre mondain, février1898, F18 1360, Archives Nationales
8 Alain, Corbin, L’avènement des loisirs 1850-1960, Aubier, Paris, 1995, pp. 161-163
9 Les plaisirs de paris d’Alfred Delvau, 1867, Le Paris viveur de Mané, 1862,  le Paris Cythère : études de mœurs parisiennes, de Maurice Delsol, 1893
10 Note de lettre du ministère des beaux arts, 4 mai 1886. F21 1338, Archives Nationales

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Camille Paillet est doctorante en danse à l’université de Nice Sophia Antipolis sous la direction de Marina Nordera. Elle prépare une thèse qui porte sur les rapports entre contrôle social et représentation érotique de la danse dans le contexte culturel du music-hall à Paris pendant la Belle Epoque. Parmi ces principaux intérêts de recherche: censure et législation des spectacles, danse et érotisme, corps, genre et normes.