IL PARTITO PRESO DELLE COSE
L’objet de l’expographie
di Marc-Olivier Gonseth

Matériau par excellence de la muséographie, l’objet bénéficie à la fois d’un statut à part, étant au centre d’une abondante littérature mobilisant des savoirs techniques et des conceptions philosophiques sophistiqués (voir notamment Chaumier 2012 pour un tour d’horizon récent), mais semble par ailleurs résister à ces analyses dans la mesure où la plupart des musées considèrent que leurs collections vont de soi et qu’ils sont à leur service, même et surtout lorsqu’il s’agit de les mettre en valeur à travers une exposition. Cette position «entre deux», à la fois sophistiquée sur le plan théorique et élémentaire sur celui de la pratique, est vraisemblablement due à l’oscillation muséale entre le domaine des collections, dans lesquelles l’objet est avant tout un bien matériel, un trésor tangible ou une couverture-or qu’il convient de conserver dans les meilleures conditions possibles, et le domaine des expositions, où l’objet est avant tout un signe fonctionnant dans le cadre d’un discours, même et y compris lorsque ce signe renvoie simplement à la présentation des collections1.

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Du côté des collections

Les caractéristiques propres au désir de collection tendent à donner à l’objet une définition pragmatique justifiant en retour la pratique de la collection elle-même, ainsi que sa définition et son orientation. Idéalement, un «bon» objet de collection devrait être:

– tridimensionnel
– tangible

– à l’échelle humaine (ni trop petit, ni trop grand)
– pas trop banal, sériel ou décoratif
– pas trop fragile ou éphémère
– pas trop abîmé, sale ou polluant
– pas trop vivant ou infectieux
– et si possible facile à classer par son institution d’accueil2.

Au MEN, la réflexion sur l’objet est partie de la notion de collection (Collections passion, 1982), intégrant notamment l’obsédante interpellation des séries face aux objets uniques. Dans Objets prétextes, objets manipulés (1984), elle s’est ouverte à la notion de manipulation et d’exercice du pouvoir, le statut d’esclave attribué parfois aux objets de musée à partir de cette date étant une métaphore pour dire la jouissance du conservateur à exercer pleinement le pouvoir dont il dispose dans le champ muséal (ill. 1).

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Ill. 1. Vitrinification dans Objets prétextes, objets manipulés (1984)

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Le regard porté sur les objets depuis l’exposition Objets prétextes, objets manipulés a eu des conséquences importantes sur la constitution et l’usage des collections du MEN.
En premier lieu, les conservateurs ont renversé leur position face aux collections dont ils ont la responsabilité: le fait de partir du regard porté sur certains objets et de privilégier l’idée qui participe à les mettre en scène plutôt que leurs propriétés intrinsèques a fait d’eux les maîtres du jeu. En d’autres termes, ils ont cessé d’être esclaves de leurs objets et les ont mis au service du discours qu’ils désiraient construire, en s’accordant au passage une grande marge de liberté d’association et d’interprétation. Jacques Hainard a du reste fait de ce processus, qu’il appelait «esclavager les objets»3, un des fondements de ce qu’il a appelé la «muséologie de la rupture». Cette perspective est relativement mal perçue par de nombreux conservateurs de musées d’ethnographie ou de civilisation dans la mesure où elle semble faire offense à l’objet, auquel les muséographes seraient redevables d’une sorte de «vérité» qui bien souvent ne correspond à rien de très précis, vu la méconnaissance entourant l’origine, la fonction et l’usage symbolique d’une grande partie des objets exotiques ramenés en Europe par des voyageurs peu soucieux de leur signification locale. Pour leur part, les conservateurs du MEN pensent que si les informations dont ils disposent au sujet des objets avec lesquels ils créent un discours peuvent évidemment intervenir pour orienter leur présentation, ils ne doivent en aucun cas fonctionner comme limitation des possibilités offertes par une vision plus large, polysémique et même poétique, tant il est vrai que l’identité initiale des objets présentés ne peut être que fortement biaisée par la translation et la recontextualisation qu’ils ont subies (ill. 2).

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Ill. 2. Redonner du sens à l’objet dans l’exposition Le musée cannibale (2002)

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En second lieu, les conservateurs ont à cette occasion explicitement cessé de hiérarchiser les objets entre bons et mauvais, beaux et moches, exotiques et industriels et ont tenté d’accorder à chacun d’eux un traitement et une attention identique (ill. 3). Jusqu’à cette date en effet, les objets achetés dans les grands magasins pour les besoins spécifiques d’une exposition étaient considérés comme appartenant à la catégorie «décoration» et se trouvaient déclassés à la fin de l’exercice. Depuis cette date, chacun d’eux a bénéficié du même traitement que celui réservé aux objets apparemment plus nobles appartenant au fonds ethnographique du musée: cotés et photographiés, ils étaient enfin invités à participer pleinement à l’extension des collections. La simple apparition en tant que signe autonome dans une exposition suffisait en principe à garantir ce statut..

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Ill. 3. Tous « ethnographiques » : ouverture des collections dès Objets prétextes, objets manipulés

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Chacun d’eux ? Même traitement ? Statut garanti ? Pas si simple car si l’opposition entre objets de musée et objets de grands magasins ou objets quelconques a bien été abolie en faveur d’une catégorie toujours à renégocier intitulée tacitement objets dignes d’entrer dans les collections malgré leur apparente insignifiance, de nouvelles césures sont apparues au passage. Le fait qu’ils contiennent des denrées périssables offre une première justification à leur exclusion. Qu’ils soient peu significatifs de quoi que ce soit en dehors du contexte étroit dans lequel ils ont opéré ou qu’ils soient faciles à remplacer par tout autre objet comparable produit une deuxième série d’exceptions. Le fait qu’ils résistent à telle ou telle question posée par la base de données déclenche une troisième série d’objections.
En plus de chacun de ces facteurs déclassants, leur éventuelle oscillation entre un statut de décoration et un statut d’acteur ou de porteur de signification peut également contribuer à expliquer pourquoi certains d’entre eux se voient offrir le statut d’âmes errantes plutôt que celui d’élu ou d’exclu, passant de caisses en caisses sans être ni éliminés, ni intégrés par les conservateurs chargés des collections.

L’exposition Hors-champs (2012-2013) a offert à l’équipe du MEN une occasion de repenser ce rapport aux fantômes. Le thème de l’exposition étant centré sur les processus de sélection qui font entrer dans le champ ou qui excluent objets ou traditions (puisque l’exposition traitait de patrimoine culturel immatériel), nous avons décidé de mettre en scène une série d’objets restés dans les limbes du MEN malgré la présence de certains d’entre eux en tant qu’acteurs dans des exercices antérieurs : ni entrés dans les collections, parce qu’ils avaient été parachutés dans nos locaux, ou parce qu’ils étaient peu significatifs, voire difficiles à interpréter ou construits pour l’occasion par les scénographes, ils hantaient cependant nos bureaux ou remplissaient des caisses posées dans notre salle de discussion, dans l’attente d’une session de tri collectif permettant de réaffirmer ou de modifier nos critères. Installés dans des réfrigérateurs (ill. 4) pour dire ce qu’ils étaient, à savoir les parias du système perturbant le système, ils ont ainsi expérimenté une deuxième carrière d’acteurs, comme ces grands anciens que le cinéma recycle parfois pour jouer les oubliés..

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Ill. 4. Dans l’exposition Hors-champs, réfrigérateur présentant une série d’objets ni rejetés ni retenus

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Ce second tour réflexif a apparemment permis de les extraire de leur caisse de la salle des critères, une nouvelle session de tri nous ayant contraints à radicaliser nos arguments de défense ou de contestation des intrus. J’en retire cependant l’impression que c’est très exactement à cet endroit que se joue une certaine forme d’étique muséale, décidée en commun, gérée en commun et assumée en commun, loin des grands principes énoncés sans liens solides avec nos pratiques4.

 

Du côté des expositions

L’objet qui s’insère dans un discours perd une bonne partie de ses attributs matériels et se met à fonctionner davantage comme une image, puisqu’il abandonne ses caractéristiques fonctionnelles pour endosser celles d’un signe, et comme un acteur, puisqu’il entre en représentation à côté d’autres objets qui lui donnent la réplique. Idéalement, un «bon» objet d’exposition devrait donc être:

– perceptible (audible, lisible,…) quelle que soit sa configuration spatiale
– manipulable par les décorateurs

– à l’échelle humaine (ni trop petit, ni trop grand)
– signifiant, pertinent
– solide ou résistant
– looké, griffé, signé ou distingué (doté d’un pedigree)
– propre
– susceptible d’être commenté5.

Le léger glissement entre les deux séries d’exigences explique l’apparition du terme «expôt» pour désigner la catégorie d’objets particuliers qui deviennent «porteurs de sens» ou «acteurs» dans une exposition, sans être forcément tridimensionnels et tangibles (incluant par conséquent divers matériaux visuels, sonores, tactiles ou olfactifs) mais conservant une partie des exigences de base des objets de musée. Dans le domaine de l’exposition, les objets sont indissociables des formes rhétoriques sous-jacentes à leur mise en scène, démonstration clairement opérée par l’exposition Le musée cannibale. Pour mémoire, les figures suivantes ont été évoquées à cette occasion:

  1. Juxtaposition (une lance plus une lance plus une lance… voir aussi ill. 5)
  2. Association technique (mise en scène d’une manière de faire)
  3. Association fonctionnelle (objets appartenant au même domaine d’activité)
  4. Mimétisme (représenter la réalité terme à terme, dioramas)
  5. Changement d’échelle (miniatures et maquettes)
  6. Esthétisation (insistance sur la qualité formelle d’un objet)
  7. Sacralisation (insistance sur le pedigree d’un objet)
  8. Hybridation (création d’un nouvel objet à partir de deux objets distincts)
  9. Association esthétique (rapprochements formels entre objets contrastés)
  10. Association poétique (chocs sémantiques entre objets contrastés).

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Ill. 5. Rhétorique de la juxtaposition à la fin de Marx 2000 (1994)

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La liste n’est évidemment pas close et les ajouts suivants pourraient d’ores et déjà compléter ou nuancer les propositions précédentes (chacune d’entre elles ayant été expérimentée par l’équipe du MEN depuis 1980):

11. Association pédagogique (relier par le texte et/ou l’image un objet et une information concernant son milieu d’origine)
12. Mise en contexte (placer autour de l’objet des éléments évoquant son milieu d’origine)

13. Mise en séquence (ordonner les objets afin de faire surgir entre eux un rapport chronologique)
14. Mise en schéma (insérer l’objet dans une démonstration schématique)
15. Mise en interaction (chercher un lien actif entre le visiteur et l’objet)
16. Mise en pièces (créer un effet de diffraction)
17. Mélange des genres (créer des tensions entre diverses catégories d’objets)
18. Saturation (créer un trop-plein de formes ou de sens)
19. Emotion (créer un choc affectif en associant des objets)
20. Provocation (créer un choc sémantique en associant des objets).

Dès qu’elle s’éloigne de la simple juxtaposition d’objets, l’exposition s’appuie sur la mise en espace d’un contexte ou d’un réseau de secteurs, à l’image de l’enchaînement des décors de théâtre au cours d’une pièce ou des décors de cinéma au cours d’un tournage. Simplement, elle va chercher ses acteurs dans le vaste réservoir que constituent les dépôts d’objets en tous genres, qu’ils soient issus des réserves de musées, des présentoirs de grands magasins ou des espaces domestiques dans lesquels ils sont exposés ou conservés. Dans un second temps, elle les fige au sein des différents tableaux qu’elle développe. Ces acteurs principaux, auxquels tout muséologue est particulièrement sensible mais dont le statut oscille entre celui de vedettes (dans le cas de chefs-d’œuvre mis en lumière) et de figurants (dans le cas de pièces plus humbles servant de faire valoir), sont cependant privés du mouvement et de la parole, à moins qu’intervienne dans l’enceinte de l’exposition un jeu tenant du théâtre (inclusion d’un acteur vivant) ou du cinéma (usage d’une séquence filmée). Il s’agit par conséquent de leur donner une parole autre que vocale, de leur faire dire un texte par un autre biais que la récitation. D’où l’intervention d’artifices scénographiques permettant d’élaborer des phrases dont certains objets sont les sujets mais dont les actions (verbes et adverbes) et leurs modalités (adjectifs et compléments) sont portées par la mise en scène dans son ensemble.

De quoi dispose alors le muséologue pour élaborer son discours, si ce n’est d’autres objets, qu’ils soient bi- ou tridimensionnels, voire immatériels, comme peuvent l’être un son ou une odeur ? Dans un tel contexte, tout matériau porteur de sens peut être qualifié d’objet et le problème n’est plus tant de différencier ce qui est objet ou ce qui ne l’est pas que d’attribuer à chaque matériau une tonalité différente, étant bien entendu que le même matériau peut être utilisé à plusieurs niveaux du discours. Quelques exemples concrets tirés de l’expérience neuchâteloise permettent d’exemplifier ce propos. Le premier est issu de la décision de principe des muséographes de mettre en scène dans l’exposition La grande illusion (2001) un poème de Rimbaud en partant d’un premier degré de lecture du poème, d’une forme de terme à terme, en quelque sorte. Ainsi, pour représenter le segment de texte «Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile de l’araignée», il était nécessaire qu’apparaissent clairement l’acteur principal, le lièvre, le complément de lieu, symbolisé par une prairie fleurie, et le groupe verbal, lié à une prière, à un arc-en-ciel et à une toile d’araignée. Il est évidemment peu probable qu’un spectateur soit capable de déduire de la présence d’un lièvre blanc campé sur ses pattes arrières dans un parterre de fleurs, devant une toile d’araignée à travers laquelle apparaît un arc-en-ciel, autre chose qu’une scène idyllique destinée par exemple à vendre des crayons de couleur. Il est en tous les cas certain qu’il ne parviendra pas à en déduire la phrase de Rimbaud, à moins de la connaître déjà, et encore moins à l’interpréter. D’où la présence de la strophe sur le lieu de sa transposition et celle de plusieurs trouble-fête auxquels les expographes ont confié la mission de complexifier leur propos. En effet, puisque l’objectif de la transposition scénographique n’est pas de paraphraser le texte poétique, qui figure dans l’espace mais d’en extraire une lecture contemporaine, les objets non explicitement mentionnés dans la strophe prennent une importance majeure. Ils sont au nombre de quatre (ill. 6): une chemisette sur une branche, clin d’œil à la jeune femme apparaissant sur l’affiche de l’exposition, comme une sorte d’invitation à vivre libre et sans entraves, un fromage de chèvre, une paire de sabots et un tambour «djembé», renvoyant à l’idéal du repli autour d’une activité économique marginale, d’un type de vêtement campagnard et d’un moyen d’expression convivial. Le lièvre et sa prière sont ainsi associés aux images post-soixante-huitardes (Après le Déluge) de repli vers des valeurs bucoliques et communautaires.

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Ill. 6. Le texte des objets-acteurs dans La grande illusion (2000-2001)

 

A quelques centimètres de cette première scène, un parterre de fleurs et des pierres multicolores jouent la phrase: «Oh ! les pierres précieuses qui se cachaient, – les fleurs qui regardaient déjà» (ill. 7). A nouveau, présence dans l’espace du texte de Rimbaud et apparence de paraphrase. Mais un autre acteur met une fois de plus le sens premier en rapport avec une signification plus large: il s’agit d’une caméra de surveillance, évoquant un lien à la censure et à la médiatisation, et fonctionnant comme figure de style (enchâssement) puisqu’elle diffuse au même moment dans l’avant-dernier secteur de l’exposition l’image du parterre de fleurs sur un écran de contrôle (ill. 8). Cette vision éloignée produit en même temps la disparition des pierres, invisibles sur l’écran, conformément à la phrase que Rimbaud reprend en écho à la fin du poème: «oh les pierres précieuses s’enfouissant, et les fleurs ouvertes !».

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Ill. 7 et 8. Traitement d’un effet de feedback littéraire dans La grande illusion (2000-2001) : l’image prise au début de l’exposition est projetée sur un écran de contrôle à la fin de l’exposition

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En d’autres termes, les acteurs figurant au premier plan dans le poème permettent au visiteur de chercher l’intrus, l’autre acteur, porteur du sens plus profond de l’interprétation. Cette manière de procéder a valu aux expographes un certain nombre de remarques, dont celle, récurrente, de présenter une exposition «sans objets». Dans un contexte où seul l’objet est porteur de sens, le reproche vaut son pesant d’or et désigne en l’occurrence un autre aspect de la rhétorique muséale: les objets, pour être consommés comme tels, doivent être accompagnés d’un cartel, pièce d’identité qui les extrait du monde des «choses» pour en faire des «objets de musée». Habituellement en effet, les matériaux appartenant au décor ne sont pas légendés (figurants) alors que les matériaux appartenant au discours central le sont (vedettes). La grande illusion vue par le MEN à travers Rimbaud a permis de faire sauter une telle opposition: ne reste qu’un parterre d’objets en attente d’une signification à reconstruire par le spectateur, appelé à modaliser, à hiérarchiser, à associer pour produire une interprétation.

Des signes donc, effectivement, mais des signes de diverses natures entrant dans des relations logiques de toutes sortes afin de pallier le silence. Ainsi cadrés, formatés, «cuisinés» et manipulés, les objets renvoient au moins potentiellement à quatre univers de compréhension différents6 :

1. La réalité dont ils ont été extraits et dont ils se retrouvent coupés
2. La réalité institutionnelle dans laquelle ils ont été réinsérés
3. L’espace de représentation au sein duquel ils sont réinterprétés
4. Les nouveaux espaces mentaux auxquels ils peuvent donner accès.

La plupart des expositions insistent principalement sur le rapport réalité-représentation. L’ancienne muséographie tentait, à travers le diorama, de diminuer au maximum l’écart entre les deux niveaux. La nouvelle muséographie, quant à elle, accepte généralement l’idée d’un changement de nature de l’objet représenté mais insiste encore essentiellement sur les liens qu’il conserve avec son milieu d’origine: il reste en quelque sorte l’otage et le témoin permettant d’instaurer ou de réinstaurer un rapport ou un contact avec une réalité absente. En l’absence de ce lien contextuel, seules ses caractéristiques formelles sont généralement mises en évidence, à travers l’esthétisation propre à son nouveau milieu d’accueil, qui en ferait une sorte de chef-d’œuvre atemporel dégagé ou dédouané de son propre passé. Mais au nom des deux autres voies suggérées ci-dessus, il est également possible d’imaginer que des objets libérés des comptes à rendre à leur contexte d’origine et aux normes d’appropriation propres à leur société d’accueil deviennent dans l’espace de représentation que leur offre l’exposition des «passeurs» (ill. 9-10) susceptibles de mener à de nouveaux espaces mentaux et à d’autres niveaux de lecture plutôt que de rester des «gardiens» renvoyant à une signification ou à une tradition impossibles à rétablir dans son essence. Une telle option n’empêche en rien l’information disponible à leur sujet de circuler dans un dossier explicatif ou dans l’ouvrage accompagnant l’exposition7.

9-10

Ill. 9 et 10. Deux «passeurs» surnommé «plongeur» et « tirelire » dans l’exposition Le trou (1990): masque-heaume bundu, Mende, Sierra Leone et masque Bamoum, Cameroun occidental, coll. Gérald Minkoff

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Ainsi, dans son principe, la phase objet liée à la démarche expographique offre un travail d’émancipation permettant aux artefacts d’investir une nouvelle réalité et de nouveaux espaces de signification en rapport direct avec la rhétorique choisie pour les uns et les autres. Présents au cours de la phase texte sous forme d’idées d’objets servant à arrêter quelques grandes options, puis au cours de la phase image en tant qu’acteurs concrets dont il s’agit de délimiter les espaces de jeu, dans des vitrines ou en dehors, ils trouvent leur sens en phase finale, celle qui leur est propre, puisqu’ils sont enfin insérés dans leur environnement complet et appelés à dire leur texte et à offrir la totalité de leur jeu.


Phase texte, phase image et phase objet

Considérant qu’ils interviennent tous trois à différents moments de construction (par les concepteurs) et de lecture (par les visiteurs) d’une exposition, je suggère d’articuler les catégories objets – images – textes en trois phases successives qui les mobilisent de manière spécifique (ill. 11).

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Ill. 11. Des phases successives et enchâssées (Gonseth, Hainard et Kaehr 2005 : 392)

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Les phases texte, image et objet interviennent à des moments distincts bien qu’étroitement corrélés de la démarche de réalisation d’une exposition et chacune d’elle concerne les trois domaines concernés. Ceci sous-entend que la phase texte mobilise une logique textuelle (développement et découpage d’un argument, d’une problématique, d’un scénario), une logique visuelle (prévisualisations, spatialisations, esquisses et maquettes) et une logique matérielle (premières idées d’objets surgissant dans le scénario), que la phase image développe une logique textuelle (structuration interne et titrage des différents chapitres), une logique visuelle (mise en scène générale, construction du contexte, de l’environnement, du décor) et une logique matérielle (mise en place des vitrines et des espaces ouverts) et que la phase objet actualise une logique matérielle (choix final et conditionnement muséal des expôts), une logique visuelle (scénographie fine, pose et accrochage des expôts) et une logique textuelle (cadrage des expôts choisis, cartels et commentaires).
Les flèches A et B présentes sur le schéma désignent la propension de certains concepteurs à partir de la phase texte (c’est bien entendu le cas du MEN) et celle d’autres concepteurs à partir de la phase objet lors de la construction d’une exposition. Il est à noter que, dans les deux cas, l’exposition sera gratifiée d’une signification, que celle-ci ait été posée d’emblée ou qu’elle intervienne sur le tard. La manière dont les expographes abordent les phases décrites ci-dessus n’en conditionne pas moins étroitement le résultat du processus. Quant à la réception d’une exposition, elle est de toute évidence également conditionnée par les trois phases que je décris ici. La plupart des visiteurs prennent le trajet B: ils focalisent tout d’abord sur les détails et s’accrochent aux objets dans les vitrines pour tenter de reconstituer quelques bribes de sens. Ils sont ensuite happés par des espaces scénographiques dans lesquels ils tendent à s’immerger, essayant alors de percevoir la signification à donner à leur succession. Ils finissent par avoir une vision d’ensemble et parviennent optimalement à leur propre analyse du discours tenu par l’exposition. Une partie d’entre eux prennent cependant le trajet A: informés par la presse ou par un guide présent lors de la visite du sens général à donner à l’exposition, ils s’immergent ensuite dans les secteurs où ils sont rendus attentifs à des détails de mise en scène impliquant les objets «exposés».
Ces deux types de visites ont leurs avantages et leurs inconvénients mais les muséologues ne devraient jamais perdre de vue que le chemin permettant de reconstituer leur discours d’ensemble (phase texte) ou d’en proposer un autre plus personnel passe obligatoirement par la possibilité d’interpréter une immersion dans une scénographie (phase image) et un face-à-face avec divers types d’expôts particuliers (phase objet). Une visite approfondie constitue par conséquent un véritable parcours initiatique fait de glissements entre niveaux logiques au cours desquels les occasions de perdre pied sont aussi nombreuses que celles de parvenir à une interprétation satisfaisante. Dans ce sens, toute exposition s’appuie au moins autant sur le potentiel d’interprétation de ceux qui la parcourent que sur la force de création de ceux qui l’ont conçue, les uns travaillant à encoder et les autres à décoder des niveaux de lecture toujours plus fins et complexes..

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Pour une ethnologie muséale

L’imbrication dessinée ici entre création et interprétation est sans doute le point focal de toute pratique expographique. Durant plusieurs années, des groupes se sont succédé au MEN, satisfaits de bénéficier d’une visite commentée mais souvent persuadés qu’ils n’auraient rien compris s’ils avaient parcouru l’exposition en solitaires. Considérant qu’une exposition doit pouvoir se visiter sans guide, nous avons par conséquent changé notre fusil d’épaule et proposons depuis à ceux qui le peuvent de faire d’abord une visite par eux-mêmes et de suivre ensuite un parcours commenté. Pour autant qu’un minimum de temps et d’attention lui soit consacrée, nous avons constaté que la lecture personnelle en sortait grandie, et donc également les facultés de chacun à se positionner face à un objet culturel. Cette exigence est sans doute d’autant plus importante que la discipline concernée est l’ethnologie. Car, souvent, plus on explique, moins on comprend. En d’autres termes, la proposition parfaitement hermétique aux non-spécialistes consistant à présenter de beaux masques africains sur un plan purement esthétique a toutes les chances d’être perçue comme «facile à comprendre», du fait de son étroite parenté avec la pratique d’une galerie d’art. Alors qu’une réflexion sur le thème du masque prend le risque de dérouter son visiteur en lui proposant davantage qu’il n’en sait déjà. N’étant pas enseignée à l’école, l’ethnologie subit plus que toute autre discipline muséale ce reproche de ne pas en dire assez lorsqu’elle commence à en dire davantage. Familiariser les publics avec son discours, ses méthodes et ses sujets reste donc plus que jamais d’actualité. Il est manifeste qu’un glissement s’est opéré sur ce point dès 1979, année qui a vu l’Institut d’ethnologie s’investir totalement dans l’exposition annuelle du MEN, puis à partir de 1980 avec l’arrivée de son chef de travaux à la tête du Musée. Et si l’Institut d’ethnologie s’est émancipé du Musée d’ethnographie avec la nomination de Pierre Centlivres, j’aurais tendance à poser que le Musée s’est ensuite émancipé de lui-même ou de l’ethnographie avec la nomination de Jacques Hainard et la constitution de son équipe. Une telle analyse permettrait de sortir du cliché de la provocation un peu trop systématiquement associé aux expositions du MEN alors qu’il s’agit plutôt d’un changement de paradigme lié à des options théoriques fondamentales.

Dans la même ligne de raisonnement, il est évident que les musées d’ethnographie souffrent aujourd’hui d’une crise d’identité face à la culture matérielle dont ils ont la charge, qui représente souvent un ailleurs disparu, quand ce n’est pas un passé controversé ou une absence de réflexion sur les motivations des acteurs impliqués. L’expérience neuchâteloise montre clairement qu’une telle impasse peut être évitée si l’institution muséale accepte de faire ce en quoi elle peut être le plus utile: développer un propos théorique concernant à la fois les sociétés dont s’occupe l’ethnologie et la société dans laquelle le musée est implanté. En d’autres termes, l’avenir des musées d’ethnographie passe non seulement par une redéfinition des rapports qu’ils instaurent à la culture matérielle mais également par un réexamen critique et une vulgarisation intelligente et sensible des analyses et propositions fondamentales de l’ethnologie.

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1 Ce texte propose un extrait revu et augmenté de l’article intitulé « Un atelier expographique » publié dans Gonseth, Hainard et Kaehr 2005 : 375-394.
2 Pas mal d’artistes contemporains se sont portés en faux contre cette manière de faire le tri en renversant la majeure partie des principes énoncés ici, au point de faire revenir la diversité des formes et les conflits qu’elle recouvre au cœur du monde muséal (et de teinter de gris les cheveux de ceux qui sont chargés de gérer la survie des œuvres).
3 Je n’ai jamais ni parfaitement compris ni totalement adopté cette expression [plutôt que les esclaves des conservateurs, les objets exposés sont pour moi essentiellement des acteurs sur la scène offerte par l’exposition] mais elle m’amusait énormément du fait des haut-le-corps ou des frissons de plaisir qu’elle provoquait immanquablement lorsqu’elle était lancée devant un parterre de conservateurs plus ou moins consternés.
4 La collection n’est jamais que le reste (ou le résultat) d’un processus de simplification, de schématisation, d’exemplification, d’enculturation propre tant à la démarche scientifique qu’au sens commun. Nous disions la même chose dans Hors-champs des processus de patrimonialisation, surtout lorsqu’ils prétendent embrasser l’immatériel : il ne reste au final que la mise en scène d’un choix orienté par des enjeux et des conflits de perception, impliquant sélection et mise à l’écart, voire refoulement, mais en aucun cas une représentation fidèle des réalités concernées.
5 Je constate à nouveau que pas mal d’artistes contemporains ont remis en cause les principes énoncés ici. Pour affirmer ou demander quoi ? Sans doute essentiellement de rester ouverts aux restes des restes, en rappelant que nos choix sont factices et empreints de préjugés, de paresse et de calculs mesquins. Et avec comme aboutissement un nouvel ensemble lui aussi contraint par les nouvelles règles qui viennent d’être déplacées et qui sont dès lors susceptibles de réduire elles aussi leur part de diversité, de retrouver une part de factice, de préjugé, de paresse et de calcul.
6 Je reprends ici en la modifiant une proposition de Jean Davallon 2000.
7 L’équipe du MEN pratique en parallèle une politique classique de conservation et poursuit une démarche novatrice en matière de diffusion de l’information sur ses collections. En effet, elle met à disposition sur son site Internet une version online de sa base de données qui permet d’avoir accès à une fiche sommaire.

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Bibliographie

Chaumier Serge. 2012. Traité d’expologie: écritures, styles et langages des expositions. Paris: Documentation française. 112 p.
Davallon Jean. 2000. L’exposition à l’œuvre: stratégies de communication et médiation symbolique. Paris : L’Harmattan. 378 p.
Deloche Bernard et François Mairesse. 2008. Pourquoi (ne pas) aller au musée. Lyon : Aléas. 272 p.
Gonseth Marc-Olivier. 2005. «Un atelier expographique», in: GHK (dir.), Cent ans d’ethnographie sur la colline de Saint-Nicolas 1904-2004. Neuchâtel: Musée d’ethnographie, pp. 375-394.
– 2007. «Le dépôt, la vitrine et l’espace social», in: MARIAUX Pierre Alain, Les lieux de la muséologie, p. 5-48. Bern: Peter Lang.
– 2011. «Le jeu du tandem: relation expographe/scénographe au Musée d’ethnographie de Neuchâtel», in: Michel Côté (dir.), La fabrique du musée de sciences et sociétés, p. 119-145. Paris: La documentation française.
Gonseth Marc-Olivier, Jacques Hainard et Roland Kaehr. 2002. Le musée cannibale. Neuchâtel: Musée d’ethnographie. 304 p.
– 2005. Cent ans d’ethnographie sur la colline de Saint-Nicolas 1904-2004. Neuchâtel: Musée d’ethnographie. 648 p.
Gonseth Marc-Olivier, Bernard Knodel, Yann Laville et Grégoire Mayor. 2013. Hors-champs: éclats du patrimoine culturel immatériel. Neuchâtel: Musée d’ethnographie, 328 p.
Hainard Jacques et Roland Kaehr. 1990. Le trou. Neuchâtel: Musée d’ethnographie. 328 p.
Mairesse François. 2002. Le musée, temple spectaculaire. Lyon: Presses universitaires de Lyon. 218 p.

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Marc-Olivier Gonseth, ethnologist and museologist. Since 2006, he has been Director of the Musée d’Ethnographie, in Neuchâtel (MEN). Initiated to the field of museography, in the course of his ethnological studies, he notably participated in one of the last exhibitions of Jean Gabus (Musique et Sociétés, 1978), in the exhibition held by the Ethnology Institute of the University of Neuchâtel, entitled Être nomade aujourd’hui (1979), and in Jacques Hainard’s early projects (from 1983 to 1991). He also contributed to the development of the Alimentarium (Vevey, Switzerland, from 1983 to 1985) and Stella Matutina (Ile de La Réunion, from 1990 to 1991). He was appointed adjunct curator at MEN in 1992. Since then, he co-organized circa fifteen exhibitions with Jacques Hainard, among which the ambitious international project, La différence (1995) and the museum manifest Le musée cannibale (2001-2002). After his appointment he designed and curated six exhibitions with a completely new team and launched a project for the management of collections and the restoration of buildings. He is currently working, together with his staff, on the development of the second part of a triptych on intangible cultural heritage (Hors-champs 2012). This research is undertaken through a FNRS (Synergia) project , in partnership with the Ethnology Institute of the University of Neuchâtel and several other Swiss institutions.