Gettare il corpo nella lotta
Jeter ses images dans le flux
Barbara Polla Avec le concours de Paul Ardenne

« Contemporary life inhabits the space of the screen.
Wether projected or transmitted, video is no longer a surface to be viewed,
BUT AN ENVIRONMENT TO BE OCCUPIED. »
Sean Capone, artiste

 

Jeter son corps dans la lutte, jeter ses images dans le flux
Pour jeter son corps dans la lutte, Pasolini préféra le cinéma à la littérature. « Pourquoi suis-je passé de la littérature au cinéma ? … Parce que le cinéma n’est pas seulement une expérience linguistique, mais est, justement en tant que recherche linguistique, une recherche philosophique. » (Qui je suis, 1980, The Pasolini Estate, édition originale en italien ; Arléa 2015). La vidéo d’art, aujourd’hui, prend – souvent – la place de ce cinéma d’auteur, cinéma révolutionnaire qui fut celui de Pasolini. Et du fait de son rapport au temps, la vidéo d’art est elle aussi une recherche philosophique, au sein même du flux ininterrompu des images mouvantes qui nous submergent. Dans ce flux, l’art vidéo se jette lui aussi, sans hésitation, et au premier regard il semble bien suivre le mouvement. L’image mouvante se meut parmi la foultitude des images de notre temps et la vidéo d’art avec elle. L’image mouvante nous submerge ; la vidéo d’art émerge. Elle émerge du flux à contre-courant. Elle arrête le flux la où elle émerge, laissant couler le reste. Elle est le reflux, le contre-flux créatif de l’image mouvante. Elle est le medium artistique le plus contemporain de ces années 2010.

La vidéo d’art résiste au courant
Comment la vidéo prend-elle sa place, sa place d’œuvre d’art ? Par différentiation, par exigence. L’exigence doit être celle de « complexifier le monde » (selon l’expression du vidéaste Ali Kazma). « Les œuvres d’art qui comptent pour moi sont celles qui ajoutent à l’énigme et à la complexité du monde. Et si elles n’ont pas ce pouvoir, alors qu’au minimum elles accompagnent ce monde et créent pour nous un espace où nous puissions parler de lui. » (In It, 2012). (http://www.c24gallery.com/new-blog/alikazma)

Les images courantes, elles, les images coulantes (celles qui courent et se coulent dans les flux sans en émerger), annihilent des pans d’existence entiers en les simplifiant à l’extrême au lieu de la complexifier. Alors qu’elles promettent la possibilité de revivre et revivre encore l’expérience vécue, les images « programmées » le plus souvent l’annulent – telles les millions de films de soleils couchants (occupés à filmer ce coucher de soleil, comment le « vivre » ?), de mariages, de premiers pas… Illusion absconse que celle de pouvoir « fixer » le temps : ces vidéos n’offrent aucun espace pour réfléchir et vivre et créer de manière authentique. Jusqu’au selfie version vidéo qui abolit le temps même d’exister : l’individu devient modèle d’abord, tout à la fois acteur et spectateur de sa vie, avant de la donner à voir au monde forcément indifférent. Il « perd son temps » (ce temps qui devrait être le sien, justement grâce à l’expérience vécue) au profit d’un autre temps, un temps chimérique.

À l’opposé, la vidéo d’art, comme toute œuvre d’art, comme les livres, offre un espace nouveau, différent, un « environnement » pour reprendre le terme de Sean Capone, nous permettant de penser le monde. La vidéo d’art requiert le temps : l’art vidéo se regarde à l’arrêt. Il fait opposition au temps et remonte le courant. Il génère un temps de contemplation, d’immersion, un regard haptique. Il résiste au courant, en se jetant en lui. En réalité, l’art vidéo est un art de résistance.

Frank Smith ( http://www.franksmith.fr/ ) recherche dans ses œuvres cette même complexité et cette même résistance au temps, permettant la pensée. Extrait de son livre intitulé Le Film des Visages (http://nouveautes-editeurs.bnf.fr/annonces.html?id_declaration=10000000263260&titre_livre=Le_Film_des_visages) (le film de titre éponyme a été montré au Centre Pompidou le 6 mai 2016) :

« … stopper le monde
un effort pour dépasser
une concentration pour augmenter
l’insensé agrandissement des choses

c’est ce que veut Le Film des visages
le film des visages stoppe le monde »

Frank Smith, Le film des visages, 2016, film

Ali Kazma : complexifier le monde – ou comment l’artiste « prend son temps »
La résistance au temps, et à la mort, est l’un des thèmes clé de la série de Ali Kazma, vidéaste turc (Pavillon turc pour la Biennale de Venise 2013) intitulée « Obstructions » – ou comment l’homme, en faisant, en construisant le monde, cherche à échapper à la condition humaine. La vidéo Past, au delà même de cette série, nous parle, elle, d’un temps d’autrefois. Le temps qui résiste au temps. Dans cette vidéo réalisée à Bibracte (Centre archéologique européen et Musée de la civilisation celtique), on voit des jeunes gens qui creusent à la recherche du passé ; à l’instant même où ils creusent, où ils essayent de redonner vie au passé, leur présent devient passé lui-même. Au moment même où leurs mains touchent délicatement ces objets du passé, le présent devient passé et le passé revient dans le présent de notre monde, en fusion. Grâce à la troisième dimension ici : celle de l’œuvre d’art.

Ali Kazma, Past, 2012, production still

« Je trouve qu’il est très difficile de gérer la limite absolue du temps dans nos vies, à savoir la mort : il n’est pas un jour que je ne pense à cela – à la limite, à la fin. Et alors se pose la question brûlante, comment vivre ? Comment vivre dans le temps et comment nous approprier le temps, le faire nôtre, l’intégrer, le ressentir, le vivre ? Dans mes travaux, je poursuis toujours les traces du temps … c’est quelque chose que je cherche constamment à “fixer“ dans mes images : imprimer dans mon travail ce qui a été et qui ne sera plus. Après, tu ne peux que te jeter dans le temps et voir comment il a prise sur toi. » (Ali Kazma).

Prendre « son temps » (le sien, à proprement parler) : telle est la force vive du travail artistique. Pour Ali Kazma, l’une des techniques artistiques utilisée pour prendre son temps et ne pas le perdre réside dans l’utilisation de la double projection. Double projection, double effet : d’une part le ralentissement du regard, captif, la concentration requise, la vision binoculaire entièrement « prise » par l’œuvre ; d’autre part (lorsque, comme dans le cas d’Ali Kazma, les deux projections, n’ayant pas la même durée, sont synchronisées de manière aléatoire) la recomposition constante d’une image jamais vue. La double image alors, tout à la fois fusion et distinction du passé et du présent.

L’artiste, comme le cerveau, en mesure avec lui, travaille en continu à la recomposition d’image. Ce travail donne au trou noir du temps une forme, un environnement dans lequel nous pouvons penser à lui, penser le temps. Le temps n’est pas gelé, dit encore Ali Kazma : voyez la mousse sur les arbres, sur les pierres, écoutez le vent… Avec le vent on entend tout, tout ce qui change et se meut. Le temps passe ; le processus perdure.

 

« Ô temps suspends ton vol »
Pour Shaun Gladwell, artiste australien (Pavillon australien pour la Biennale de Venise 2009)  il n’est pas d’art qui vaille sans que le corps humain n’en soit partie prenante. Le corps suspendu, le corps machine, le corps motard, le corps virtuose, le corps combat : tous ces corps possibles s’unifient dans une poétique performative du corps, jouée, calculée, maîtrisée. Par l’intermédiaire du corps, Shaun Gladwell cherche en réalité à constituer, lui aussi, comme Ali Kazma, une maîtrise du temps. Et pour ce faire, le ralentissement apparaît dans son œuvre comme un élément essentiel.

Shaun Gladwell, créateur de gestes, admirateur du mouvement, résiste au mouvement même qu’il crée en le ralentissant et, ce faisant, ce n’est plus tant la performance qu’il nous montre que la sensation même du corps vivant qu’il nous offre. La maîtrise du mouvement permet l’accalmie et le spectateur de Skateboarders vs Minimalism, en regardant les skateurs d’excellence mis en scène par Gladwell et leurs gestes au ralenti, s’incarne en eux, ressent leur effort, leur joie, leur douleur parfois, leur exultation. Le spectateur est dans le corps du skateur désormais. On ne regarde plus, on est dans l’image – dans le flux, à contre-flux. Car si un orage à distance peut être beau, dit Shaun Gladwell, en revanche, quand tu es au milieu de l’orage, alors il devient sublime. « Je veux être au milieu de l’orage, de la pluie physique, de l’eau, des stations de lavage, de l’océan aussi. De la pluie culturelle et médiatique, tout autant. De la pluie chez Bacon, en référence à Velasquez… » Like tears in the rain.

Shaun Gladwell, Skateboarders v’s Minimalism (2015), excerpt

Shaun Gladwell, de par sa double recherche sur le geste et le temps, se révèle comme l’un des grands romantiques d’aujourd’hui (qui n’a pas résisté, d’ailleurs, à se représenter au milieu des montagnes tel Capsar David Friedrich), un « Doppelgänger » magicien de la suspension du temps et du souffle, dans le geste et dans la sidération, indissociables. Le mouvement du corps, ralenti, incarné, cherchant à retenir le temps en même temps que le geste. Le « Doppelgänger », dédoublé toujours, va et se regarde à la fois, sujet autoscopique dans l’anticipation de la mort. Le double représente toujours la mort. C’est sa propre mort que Narcisse contemple.

Shaun Gladwell, Jesus Esteban in Skateboarders v’s Minimalism (2015)

Shaun Gladwell, Wandever Above the sea of fog, 2015, photography

« I’ve seen things you people wouldn’t believe.
Attack ships on fire off the shoulder of Orion.
I watched C-beams glitter in the dark near the Tannhauser gate.
All those moments will be lost in time… like tears in rain…
Time to die. »

  

« Being » dead
Dans le flux des images mouvantes qui nous noient, la mort n’est qu’un instant, qui passe, vite, très vite. Oublié à peine perçu. Alors, évoquer la mort comme état et non plus action, comme manière d’être (être mort plutôt que mourir ou tuer) devient une manière de lui résister. Voire, la seule ? Car dès qu’elle devient, imagée ou évoquée, cette réalité du flux à laquelle nous ne pouvons échapper, à laquelle nous devons penser, alors le reflux est là. La meilleure manière de résister à la mort est peut-être de la côtoyer à chaque instant – notre propre mort – de la regarder dans les yeux, à l’arrêt. Au milieu de l’orage. Comme Joanna Malinowska quand elle filme. L’artiste polonaise (Pavillon polonais pour la Biennale de Venise 2015, avec C.T. Jasper), vivant à New York, a consacré plusieurs de ses vidéos à la mort ; elle a même créé, en collaboration avec la compositrice Masami Tomihisa, une performance-concert pour deux violons, deux violoncelles et un cadavre, symbolisant la mort comme autre manière d’ « être » qui seule rend la vie possible, comme le silence seul permet d’écouter la musique.

Dans la vidéo La Doncella (2007), Joanna Malinowska filme la momie de celle qui fut baptisée ainsi et désormais exposée au Museo de Arqueologia de Alta Montaña à Salta, en Argentine, dans des conditions reproduisant celles où elle a été trouvée : dans un cimetière inca au sommet du Volcan Llullaillaco à plus de 6700 mètres d’altitude. Là, une plateforme de dix mètres sur six recelait trois tombes à même la roche, contenant chacune un enfant recroquevillé dans un état de conservation parfait. Les sacrifices d’enfants, dans la culture Inca, revêtaient une symbolique particulière dans le sens où la victime se voyait élever au rang de divinité : à leur mort, les enfants, choisis parmi les plus beaux des plus grandes familles, rejoignaient les dieux pour veiller sur l’Empire. Après de grandes célébrations, les enfants entamaient un long voyage dans les Andes avec les prêtres du soleil, jusqu’au sommet du Llullaillaco, qui deviendra leur tombeau. Ils étaient alors revêtus d’une tunique d’apparat, l’unku, trop grande pour eux de manière à leur permettre de continuer de grandir encore, puis enivrés à la chicha jusqu’à les plonger dans un profond sommeil. Une fois endormis, on disposait le corps des enfants au fond de leur tombeau et c’est ainsi que les archéologues les ont retrouvés 500 ans plus tard, naturellement momifiés par congélation et conservés intacts par froid, le manque d’oxygène et la sécheresse. Pour les archéologues et les muséologues, ces enfants qui ont représenté, en leur temps, un lien entre leur peuple et les dieux continuent, au musée, à jouer leur rôle de messagers à travers le temps. Et pour nous tous qui ne sommes pas allés à Salta, Malinowska restitue avec une extrême discrétion, et une efficacité non moins puissante, l’effroi absolu que la mort et « l’au-delà » constituent en réalité pour chacun de nous. Regarder en face et transmettre par l’image la réalité et l’irréalité de nos mondes en confrontant aujourd’hui et hier et ici et ailleurs est la « manière Malinowska » de se jeter dans la lutte, au risque d’un « post-colonialisme » d’anthropologue culturelle dont elle a parfaitement conscience mais qu’elle transcende à chaque fois.

Joanna Malinowska, Donacella, excerpt

Something is possible
Jeter son corps au milieu des corps. Le temps de l’érotisme et celui de la pornographie. Deux temps différents mais souvent confondus : le premier « hors champ », hors temps, temps suspendu pendant lequel le monde disparaît, temps dilaté ; le second fabriqué, avec un temps raccourci, non pas hors champ mais « gros plan », le corps sans le visage. Rythme lent versus rythme rapide. Filmer l’érotisme est devenu un défi, constamment mise au défi par les films pornographiques.

Mounir Fatmi, Something is possible, video still (2006)

mounir fatmi (http://mounirfatmi.com/) a relevé ce défi, dans une vidéo intitulée Something is possible (2006). Les images, en noir et blanc, sont floutées. L’homme caresse la femme. Les gestes sont lents, les corps flous, les organes indistincts. Oui, quelque chose est possible et à jeter avec lenteur ses yeux dans les images de fatmi, à toucher le corps de l’autre du regard, le spectateur devient acteur. Dans les images centrées sur la main caressante de l’homme, le spectateur « sent » – ressent – au bout de son regard le sexe tendre et soyeux de la femme. Le spectateur sent et ressent, non pas tant avec son propre sexe qu’avec son corps tout entier arrêté dans l’intemporalité de l’érotisme. Avec une lenteur qui prédit l’acmé, mais sans la montrer. L’attente. L’état d’attente est en effet l’un des espaces que permet la vidéo d’art. Attendre, non pas la fin, mais la suite du processus. Les vidéos d’art n’ont, le plus souvent, ni début ni fin, la narration étant l’apanage du cinéma (si tant est qu’il existe encore une frontière, si ténue soit-elle, entre la vidéo et le cinéma). L’état d’attente est très exactement cet état du contre-flux, du refus de l’accélération (pour ne pas dire de l’accélérationnisme), état d’alerte. Alerte du regard, alerte de la pensée, alerte des sens, possibilité de jouissance.

.

.

Ne pas se laisser ensevelir par les images mais en jouir.
En les créant et en les regardant.
Dans les deux cas, en les retenant avec soin.
En les faisant vivre et en vivant avec elles, ne serait-ce qu’un instant, hors du flux, comme cette goutte qui s’échappe du torrent et scintille au soleil.

Mounir Fatmi, Something is possible, video still (2006)

.

.

Barbara Polla et Paul Ardenne ont créé, en 2011, VIDEO FOREVER, une série de soirées de projections vidéos à thème, dans divers lieux. À ce jour, des vidéos de plus de 150 artistes ont ainsi été montrées.
Voir https://videoforever.wordpress.com/
En octobre 2016, la trentième session de VIDEO FOREVER sera consacrée au thème de la Fête.