SPACE IS A DOUBT
Présence et ambiance vécue
di Luca Aprea

Abstract.

Cet article se propose réfléchir à la présence créatrice du performer depuis la notion d’ambiance du choréographe japonais Y. Amagatzu.1 La notion d’ambiance est décrite par Yoshio Amagatzu comme une spatialité émergente de la rencontre des sujets – performers et public – dans l’espace performatif ; une spatialité sensible exprimant le potentiel de cette rencontre avec une « force orientatrice » spécifique. Mon approche s’intéresse en particulier aux conditions d’accordage (attunement) du performer au potentiel de cette spatialité émergente et aux effets de cette « adhérence perceptive» sur sa présence créatrice. Une approche qui m’a mené à étendre la notion de mouvement à l’espace de la relation performative, au delà des contours visibles du corps physique.

 

Notions clé : présence, ambiance, syntonie, espace du corps.

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Présence

Dans mon travail comme metteur en scène et pédagogue, avec des acteurs et des danseurs, j’ai toujours recherché des stratégies qui permettaient au performer de découvrir un réel espace de création antérieur à la composition du spectacle. Un espace d’émergence de la créativité entendue non pas comme capacité d’invention mais surtout comme un état d’ouverture perceptive, d’adhérence immédiate à toutes les possibilités de la relation performative. Un état de présence, avant l’expression. S. Jaeger (2006) décrit cet état comme une “active configuring and reconfiguring of one’s intentional grasp in response to an environment”, une capacité de “to be aware of the uniqueness of a particular audience” et d’être « dans l’instant », entendue comme “a keen awareness of (him) herself, the other performers and the audience in the immediacy of a live performance”.2 Les performers, en particulier danseurs, réfèrent souvent cette expérience du moment présent comme un sentiment de grand contrôle associé paradoxalement à une ouverture immédiate à toutes les contingences de la performance. Mon approche de la présence aborde la corporéité, le corps comme lieu de l’expérience de soi en relation. Une approche qui m’a progressivement révélé une dimension pré-expressive3 du rapport à l’espace  que je ne croyais pas possible d’explorer : une spatialité antérieure à l’espace du spectacle, la spatialité primitive du contact.

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Performance “Atractor Estranho” Created by Pedro Ramos; Photographer: Gustavo Gonçalves

 

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Ambiance

La notion d’ambiance du chorographe japonais Y. Agamatzu m’a beaucoup inspiré dans l’exploration de cette spatialité sensible :

« Le lieu, juste avant la danse.Le théâtre fut d’abord en plein air, configuré selon la topographie du lieu. Son « ambiance », sa temporalité propre, il les tient du lieu qui ordonne leur transformation au mouvement de la nature. Chaque théâtre en plein air est un lieu aux caractéristiques propres et, en un sens, sa différence, sa spécificité n’apparaît que lorsque s’y rendent et s’y assemblent ceux qui sont venus voir et ceux qui sont venus montrer.»(Amagatzu, 2000, p. 38)

Y. Amagatzu parle du « lieu » avant l’expression. Un lieu qui s’exprime par une ambiance que les sujets contribuent à faire émerger. Chaque ambiance, il dit, se caractérise par une temporalité spécifique, une dynamique particulière, un mouvement qui retrace son devenir. C’est à dire : toute ambiance est en constante mutation et cette transformation respecte des temporalités spécifiques. L’ambiance s’exprime par un mouvement d’actualisation, ou mieux : l’ambiance est ce mouvement. En même temps, elle est décrite par Amagatzu comme une sorte de donation autonome, immanente à la rencontre, se donnant indépendamment du fait des sujets qui se saisissent consciemment dans une ambiance. Cet aspect fait de l’ambiance un phénomène intéressant à explorer pour le performer : en quoi et comment, l’ambiance, conçue comme une donation spontanée dans laquelle on est inconsciemment immergés,  peut devenir un espace d’expérience vécue, un événement à éprouver, pour le performer ?

Jean-Paul Thibaud4, est l’auteur d’une brillante étude sur les ambiances situées qui a beaucoup enrichi ma compréhension de ce phénomène. Un premier élément qui relie ma recherche à la sienne est le fait qu’il aborde l’ambiance justement comme un événement vécu, une expérience sensible; il s’intéresse à ses impacts, à la façon dont elle agit et oriente l’action des sujets dans l’espace. Dans son étude, il commence par décrire l’ambiance comme une spatialité qui englobe, – « on peut être dans une ambiance mais jamais face à elle » – il dit, et que l’on ne peut pas circonscrire précisément : « L’ambiance privilégie l’immersion sur le rapport de face-à-face, place le sujet percevant au sein du monde qu’il perçoit et nous met d’emblée en contact avec la globalité d’une situation sans que l’on puisse pointer du doigt précisément les éléments qui lui confèrent sa qualité distinctive. » Il souligne que l’ambiance est davantage un phénomène de l’ordre du sentir plutôt que du percevoir dans la mesure où elle nous donne toujours le sentiment diffus, global, d’une situation. On ne ressent pas une ambiance de la même façon dont on perçoit des objets ou des événements : « l’ambiance est ressentie avant d’être pensée », et ce sentir correspond à un mode de communication global et immédiat avec le monde : « En deçà d’un rapport de connaissance ou de représentation, l’ambiance relève plutôt de la présence au monde. Elle engage à la fois la manière dont nous nous sentons dans le monde et la façon dont nous le ressentons ». Je vois dans cette immédiateté du sentir une des qualités qui relie l’ambiance à la notion de présence créatrice.

Thibaud s’intéresse également à l’ambiance dans les termes de sa dynamique temporelle. Il la décrit comme une émergence instable caractérisée par différentes phases qui s’enchaînent et s’articulent les unes dans les autres. En même temps, il relève une cohérence, une tendance, à l’intérieur de cette instabilité : « (…) quand nous disons qu’une ambiance « s’installe », (…) « se désagrège » ou « se détériore » nous ne révélons pas seulement son caractère temporel, nous soulignons aussi le fait qu’elle émerge et se développe dans un certain sens et selon une orientation déterminée. (…) L’ambiance primitivement est un océan mouvant. Elle est le devenir ». Ici, la notion de temporalité de Amagatzu s’ouvre à l’espace : le temps et l’espace se rejoignent dans le devenir. Par cette orientation, l’ambiance exprime aussi son influence sur l’action des sujets. Thibaud la décrit comme une force qui « met le corps dans un certain état de tension » et qui mobilise notre capacité d’agir. Pour lui, toute ambiance exprime un potentiel d’action qui « convoque le plan du mouvement du point de vue de son impulsion à agir ». En même temps, en considérant le caractère diffus et englobant de l’ambiance, il clarifie comment, concrètement, cette impulsion à agir s’organise sur le plan perceptif. Il réfère le concept de  « formant » de G. Chelkoff5 (2005) qui propose une intéressante approche à l’inter-sensorialité.  Le « formant » désigne « la forme en train de se faire », le devenir constant de l’ambiance ; le contact avec cette mouvance sollicite une synergie perceptive que Chelkoff appelle unité sensible, caractérisée par l’association des différentes facultés sensorielles, qui agissent ensemble et selon une cohérence commune. Une cohérence conçue comme une sorte de règle de variation  dans les transformations sensibles qui sont perçues. Les sens s’accordent sur une invariance et cette syntonie donne lieu au formant qui, à son tour, sollicite une nouvelle synergie perceptive de laquelle émerge une nouvelle configuration du formant. L’action des sujets et l’ambiance sont dans un rapport de codétermination réciproque et l’inter-sensorialité est la clé du contact. L’ambiance agit sur l’ensemble des sens, sur un fond perceptif primitif où la frontière entre les modalités sensorielles distinctes disparaît. L’ambiance agit sur la corporéité de la perception.

Dans sa recherche, Thibaud associe l’analyse théorique à l’exploration vécue des ambiances.6 Son approche me semble intéressante, en particulier en ce qu’il suppose en termes d’apprentissage perceptif pour les praticiens chercheurs. Si notre présence fait ambiance, comment gérer immersion et analyse ? Comment gérer notre présence à l’ambiance de façon à ne pas interférer avec le mouvement de son émergence ? Quelle compétence perceptive est sous-jacente à cette qualité de présence? Ces questions rejoignent le performer et son travail sur la présence lié justement au développement d’une attitude attentionnelle paradoxale : à la fois présente et passive, à la fois attentive et non directionnée, c’est-à-dire ouverte à l’accueil du présent en mouvement.

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Performance “Atractor Estranho” Created by Pedro Ramos; Photographer: Gustavo Gonçalves

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Syntonie

Dans son essai titré Attunement througth the body, S. Nagatomo (1992)7 introduisait le concept de syntonie (attunement) pour retracer la façon dont les sujets se relient à son ambiance de vie.8 La syntonie est l’élément qui unit. Un premier principe de sa théorie c’est celui d’engagement, d’implication, associée paradoxalement à une idée de non faire (doing nothing) : une propension au contact (engagement) sur un fond de passivité.  Ensuite, en abordant la dynamique émergente de la syntonie il retrace son processus comme une co-émergence (coming toghether):

« What then is the experiential momentum that gives rise to attunement? Such a momentum, I submit, is a coming-together between the personal body and his/her living ambiance. (…) coming and together are not separate momenta, (…). When an attunement obtains, both coming and together occur with one stroke. They are an inseparable momentum for the experiential correlate to attunement.»(Nagatomo, 1992, p. 198)

La syntonie donc n’est pas seulement l’élément qui connecte mais également le milieu qui accueille le lien sujet-ambiance de vie unis dans la même émergence. Avec Thibaud et Agamatzu, l’ambiance désigne le phénomène émergent de la rencontre entre les sujets avec l’espace ; chez Nagatomo la syntonie désigne à la fois l’élément qui unit et le phénomène émergent lui-même.
Ce que je trouve intéressant dans l’approche de  Nagatomo c’est que, tout en s’agissant d’une étude théorique, il ne limite pas son analyse au rapport quotidien du sujet à l’ambiance, et arrive à donner à la notion de syntonie les contours concrets d’une expérience ancrée dans le vécu du corps. C’est-à-dire, la syntonie est là, disponible pour émerger, mais cette émergence aura des degrés différents d’harmonisation en fonction de la compétence perceptive (engagement) du sujet. L’expérience de la syntonie a chez Nagatomo un clair caractère évolutif : elle peut s’enrichir avec l’apprentissage. En ce sens, il arrive à proposer une catégorisation des niveaux d’implication en fonction de son degré d’incorporation par le sujet:
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“By “stratification of engagement” is meant a specification of the different manners or modalities of engagement through which the experiential momentum of coming-together takes place, correlative with the degree of psychophysical integration of the personal body.” (Ibid., p.223)

La notion de syntonie désigne l’ambiance et la conscience du corps comme espaces corrélatifs, co-émergents et co-évolutifs. Son amplitude et transparence perceptives sont reliées à la compétence somatique (somatic knowledge) du sujet. Une compétence qui opère d’une façon particulière: elle génère un savoir par rapport aux ressources perceptives de la relation au vide et à l’attente. Elle retrace un processus d’adhérence perceptive à l’environnement sur fond de passivité. Un savoir qui se traduit en capacité de « laisser émerger », de « laisser venir ». La conscience du corps n’invente pas l’espace. Elle active une réciprocité. L’ambiance éprouvée se situe dans cette espace de réciprocité. L’expérience somatique dilate la capacité d’accueil. La consistance sensible de l’ambiance est déterminée par l’amplitude  perceptive de cet accueil.

La notion de synchronie de Grotowski retrace cette articulation entre l’intérieur et l’extérieur dans le processus créatif  du performer:

“I nostri sensi sono come ricoperti da una membrana, che ci divide dalla percezione diretta. Abbiamo due muri : uno dentro di noi, le energie tagliate fuori, l’altro davanti a noi : la percezione diretta bloccata. Ma in realtà questi due blocchi sono un blocco solo. E quando nell’azione ci facciamo strada attraverso di essi, agendo organicamente con noi stessi, allora è difficile dire se noi siamo in sincronia col mondo dato della percezione sensoriale, o se il mondo è in sincronia con noi. Semplicemente c’è sincronia.”(Grotowski, cité par Gamelli, 2001, p. 60)9

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L’espace du corps.

Le philosophe portugais J. Gil, avec sa notion d’espace du corps, pénètre le processus perceptif qui emmène le performer, en particulier le danseur, à vivre, à éprouver, cette synchronie. À la source de cette transparence perceptive il y a celle qu’il définit comme une ouverture en arrière de la conscience, une ouverture dirigée premièrement vers le corps et non pas vers le monde. Une conscience de soi s’étend à l’intérieur, et qui en adhérant aux mouvement et tensions du  corps devient de plus en plus perméable. De cette façon, dit Gil, elle disparaît en tant que conscience claire d’un objet et se laisse enlever par le courant du mouvement. À partir de ce moment, en adhérant au flux du mouvement, la conscience s’ouvre au monde :

En plongeant dans le corps, la conscience s’ouvre au monde; non plus comme «conscience de quelque chose», (…) non pas en mettant un objet devant soi, mais comme adhésion immédiate au monde, comme contact et contagion avec les forces du monde. La conscience du monde s’ouvre au monde grâce au corps. Le corps, à son tour, s’ouvre e multiplie ses connections avec le monde.(Gil. 2001, p. 177-178)10

Dans ce processus, explique Gil, c’est tout le corps qui se transforme et fait émerger un espace topologique, intensif: “Son alentour devient espace, il se confond avec un espace d’intensités, d’osmose potentielle, de visions et de contacts à distance, un espace prêt à entrer en connection avec les intensités d’autres corps. (Gil, 2004, p. 9)11.  Ce qui émerge est un espace paradoxal, que Gil décrit de la façon suivante :

“S’il y a une conscience du monde et une perception, c’est parce que le point de vue est et n’est pas dans l’espace – mieux, il se “situe” dans un autre genre d’espace. En deuxième lieu, cet autre espace définit une ligne de frontière entre l’intérieur et l’extérieur, de telle manière qu’il serait impossible de percevoir le monde si on ne percevait pas en même temps le corps, partiellement. Nous voyons le monde de l’extérieur à l’intérieur, de l’aire frontière qui sépare notre corps de l’espace qui l’entoure. Cela fait de toute l’aire frontière, la peau, une conscience – comme si nous voyons le monde à partir de chaque grain de notre peau”. (Ibid., p.9).12

 

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Performance “Atractor Estranho” Created by Pedro Ramos; Photographer: Gustavo Gonçalves

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Mon approche.

Dans le travail que je réalise avec danseurs et acteurs sur la présence créatrice j’accorde une place centrale à l’exploration vécue de cette spatialité sensible. Mon approche pratique de la corporéité s’appuie sur la Psychopédagogie perceptive, la pédagogie corporelle élaborée par Danis Bois13.

La méthode opère au niveau du système des fascias14 et l’apprentissage se centre sur l’expérience du « mouvement interne », le phénomène qui retrace l’émergence autonome du mouvement au sein de la matière du corps. C’est à partir du rapport vécu à ce phénomène que Bois explore le potentiel du corps, la corporéité de l’action et de la pensée. Dans ma démarche de recherche, l’expérience du mouvement interne a été aussi une façon d’ancrer dans un vécu corporel concret la notion de « corps de conscience » de J. Gil ; une façon de pénétrer la consistance corporelle de cette conscience qui s’étend à l’intérieur du corps et devient de plus en plus poreuse et sensible. À quelle expérience correspond cette « ouverture en arrière » de la conscience ? Comment cette conscience se fait corps ? Comment on vit le déploiement corporel de cette conscience dans l’espace ?

Dans le cours des dernières années, j’ai élaboré des pratiques pédagogiques fortement inspirés de la Méthode Danis Bois qui interrogent la relation avec l’espace à partir de cette expérience intime du mouvement. Dans le cours du travail, je demande normalement aux performers de tenir un journal de recherche dans lequel ils retiennent les aspects plus significatifs de l’expérience. Je tiens à souligner que la pratique du journal, dans le cadre de mon approche pédagogique, ne vise pas, en premier, l’enrichissement d’une capacité discursive par rapport à l’expérience vécue, mais plutôt la compréhension des processus attentionnels qui favorisent l’accueil, l’ouverture de soi à l’expérience du mouvement. Autrement, la pratique de l’écriture m’interpelle dans ce qu’elle suppose en termes d’apprentissage perceptif, même avant que cette compétence puisse progressivement s’étendre et se traduire en capacité de discours, même avant d’apprendre à en parler, et bien.15

Je rapporte ici un bref témoignage d’une performer qui a participé à un des laboratoires de recherche sur la présence créatrice que j’ai réalisé, et qui me semble retracer avec une surprenante simplicité les contours paradoxaux de cette spatialité sensible éprouvée à la première personne, au cours d’un « solo » exécuté en prises avec le mouvement interne:

“C’est à ce moment-là qu’une chose surprenante a pris place. Mes yeux étaient fermés, mais en dépit de cela je ne me faisais aucun souci de heurter un quelconque objet, parce que j’avais la sensation de n’en avoir aucun autour de moi. (…) Mais ce qui se passa c’est que lorsque je me suis accroupie, j’ai posé la tête sur la table comme si je savais que la table était là. Le plus surprenant ne fut pas le fait de remarquer, soudain, que la table était là, mais la qualité avec laquelle j’ai appuyé la tête, comme si ce geste faisait partie de la séquence de mouvement. Il avait la même qualité. À ce moment-là, j’ai pensé que j’étais dans la vitesse correcte pour que quelque chose fasse partie, pour intégrer le tout. J’ai pensé aussi que si j’avais voulu faire cela auparavant je n’aurais pas été capable ou j’aurais dit qu’il aurait été  impossible de le faire.16

 

Sa description nous révèle une conscience du corps en mouvement qui dépasse les limites d’une spatialité interne vécue subjectivement ; une conscience en mouvement qui génère une spatialité autre, intensive, d’adhésion immédiate avec l’environnement. La performer est surprise par la naturalité de son adhésion perceptive à l’extériorité réelle et à sa consistance poreuse : une naturalité qui n’appartient plus au quotidien mais à la conscience dilatée de l’espace du corps.

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Ambiance et regard.

La notion d’ambiance, comme celle de synchronie, nous renvoie à une dimension pré-expressive du rapport à l’espace. Si le plan pré-expressif de Barba définit l’espace du travail du performer sur la présence scénique, l’ambiance décrit, pour moi, le niveau de présence de la relation performative, sa cénesthésie17.  Une relation qui caractérise non pas seulement le moment du spectacle mais qui est déjà présente dans le travail du performer sur soi même. Dans l’ambiance, dans la syntonie, dans la synchronie, dans l’espace du corps, le spectateur réel semble disparaître et devenir une extériorité incarnée, une extériorité vécue en soi : une force. Dans l’espace créatif de la présence, le spectateur devient un pôle, un dispositif, un cadre d’expérience, même si physiquement absent. Le spectateur n’est plus à l’extérieur, il désigne une technique de l’intériorité. Ce spectateur virtuel n’est pas imaginaire : il est présent en tant qu’espace. Dans l’ambiance, le spectateur n’est plus face au performer : le spectateur est une dimension de l’espace. En même temps, opératoirement, le spectateur ne désigne plus une distance : il est ambiance et l’ambiance est la présence. On retrouve quelque chose de l’étymologie du mot « théâtre » dans cette idée d’un espace du regard qui est retrouvé internement par le performer. Il me semble stimulant de former l’hypothèse de que le performer aussi est engagé dans une quête qui concerne justement la découverte d’un « lieu » en lui, à partir duquel il peut voir. Le performer contient le théâtre. Sa présence contient le spectateur.

Au moment du spectacle, le performer emmène l’espace. En accueillant l’ambiance, le performer offre une spatialité dans laquelle le spectateur réel prend place. Ce spectateur, en s’accordant à la présence du performer, s’accorde à l’ambiance qui l’accueille.

 

1Agamatzu, Y., Dialogue avec la gravité, Acte Sud, 2000
2Jaeger, S.,Embodiment and Presence. The Ontology of Presence Reconsidered”, in Staging Philosophy, Krasner, D. and Saltz, D., Editors, 2006, p. 123
3Eugenio Barba décrit la pré-expressivité comme un niveau où l’acteur-danseur se centre sur les processus organiques qui informent son comportement scénique indépendamment de sa signification: « Le fondement du pré-expressif est englobé dans le niveau d’expression totale. […] Mais en maintenant la distinction pendant le processus de travail, l’acteur peut intervenir sur le niveau pré-expressif, comme si, pendant cette phase, l’objectif essentiel était l’énergie, la présence, le bios de ses actions et non leur signification. » (Barba, dans Leão, 2002, p. 87)
4Jean-Paul Thibaud est chercheur CNRS au Laboratoire Cresson UMR. Son domaine de recherche concerne la théorie des ambiances urbaines, la culture et l’ethnographie sensibles des espaces publics, les méthodologies qualitatives in situ. L’étude que je réfère ici est « De la qualité diffuse aux ambiances situées », dans La croyance de l’enquête, Paris : Editions de l’EHESS, 2004, pp.227-253 – Raisons Pratiques. (Dans le document consulté en ligne, les pages ne sont pas numérotées)
5Grégoire Chelkoff, Approche écologique de l’environnement et conception architecturale. Dispositif architectural, formants d’ambiance, potentiels d’action, 2005, support de cours du D.E.A. sur les ambiances architecturales et urbaines, Laboratoire Cresson, disponible  sur http://www.cresson.archi.fr/ENS/ENSdea.html
6Thibaud, J.-P., La perception en mouvement, Méthodologies générales d’enquête, 2006, support de cours du D.E.A. sur les ambiances architecturales et urbaines, Laboratoire Cresson, disponible  sur http://www.cresson.archi.fr/ENS/ENSdea.html
7Nagatomo, S., Attunement through the body, State University of New York Press, 1992
8Nagatomo décrit l’ambiance de vie comme une spatialité paradoxale, à la fois intérieure et extérieure.  En même temps, la spatialité évoquée par Nagatomo n’est pas exactement la même qui est décrite par Thibaud. Il faut inscrire la  réflexion de Nagatomo dans le cadre philosophique, éthique et culturel japonais où les notions de sujet ou de self n’ont aucune consistance prises isolément, séparées du contexte que les contient. Le sujet est toujours situé face à l’environnement. Le philosophe japonais Tetzuro Watsuji, auteur dans les années ‘30 d’un des textes fondamentaux de la philosophie éthique japonaise, Fudo, exprima par le concept de aidagara (« être entre », ou « entre deux ») le rapport de co-détermination, d’interdépendance, reliant sujet et ambiance de vie. Y. Arisaka (2001) explique que dans le langue japonaise contemporaine il existe plus de quinze manières de dire « je » ou « moi » en dépendant du genre, de l’âge, du statut social, situation, niveaux de formalité et des combinaisons de tous ces éléments : «In any given social situation (private, informal or official) one must know the appropriate term by which to refer to oneself, given the situation one finds oneself in.(…) One’s self-identity necessarily is highly context-dependent, and one tends to perceive oneself always in relation to those around her and the social situation which would define her ‘place’ in the overall transaction. It is linguistically transparent that the self is always a self-in-a-situation and a self-with-another in speaking Japanese.» (Arisaka, Y.,  “The ontological co-emergence of ‘self and other’ in Japanese philosophy” in Between Ourselves, Second-Person Issues in the Study of Consciousness, Journal of Consciousness Studies, 8, No. 5-7, Evan Thompson ed., 2001, pp. 197-208)
9Gamelli, I., Pedagogia del corpo, Universale Beltemi, 2001
10Mergulhando no corpo, a consciencia abre-se ao mundo; já não como «consciência de alguma coisa», (…) não pondo um objecto diante de si, mas como adesão imediata ao mundo, como contacto e contágio com as forcas do mundo. A consciencia do mundo abre-se ao mundo gracas ao corpo. Por sua vez, o corpo abre-se e multiplica as suas conexoes com o mundo.”(J. Gil)
11Gil, J., “Abrir o corpo”, dans Corpo, Arte e Clínica, Tania Mara Galli Fonseca e Selda Engelman org., Porto Alegre: Ed.UFRGS, 2004
12“Se há consciência do mundo e percepçao, é porque o ponto de vista está e nao está no espaço – ou melhor, é num outro tipo de espaço que se “situa”. Em segundo lugar, esse outro espaço define uma linha de fronteira entre o interior e o exterior, de tal modo que seria impossivel percepcionar o mundo se se nao percepcionasse ao mesmo tempo parcialmente o corpo. Vemos o mundo do exterior do interior, da zona de fronteira que separa o nosso corpo do espaço que o rodeía. Isso faz de toda a zona fronteiriça, a pele, uma conscíéncia – como se víssemos o mundo a partir de cada ponto da nossa pele;(…) ”. (J. Gil)
13Danis Bois, docteur en sciences de l’éducation et agrégé en Psychopédagogie Perceptive, est professeur cathédratique en Sciences Sociales à l’Université Fernando Pessoa de Porto au Portugal, où il dirige le Centre d’Etudes et de Recherche Appliquée en Psychopédagogie perceptive. Dans une perspective performative, on peut inscrire la méthode de Danis Bois dans le cadre des disciplines somatiques qui développent la conscience organique du mouvement. Entre les approches les plus connues laTechnique Alexander de Mathias Alexander, la Prise de conscience par le mouvement et l’Intégration Fonctionnelle de Moshe Feldenkrais, l’Eutonie de Gerda Alexander, l’Anti-gymnastique de Thérèse Berthèrat, les Fundamentals de Laban-Bartenieff , le Body-Mind Centering de Bonnie Bainbridge-Cohen.
14La relation originale que Danis Bois entretient avec l’art performatif procède de l’héritage qui lui vient du monde de l’ostéopathie. Dans le tout premier période de sa recherche, le fascia fut l’élément essentiel pour dialoguer avec la vie interne et mouvante du corps. Le fascia c’est le tissu connectif qui entoure et compénètre toutes les structures du corps. Chaque muscle se compose de fibres, et chaque fibre est recouverte par le fascia. Les fibres s’unissent par le fascia, et ces ensables sont à leur fois unis par une autre fascia. Finalement, le muscle aussi est enveloppé par le fascia. Cette relation d’interconnections entre le fascia et le muscle s’appelle système myofascial. Lorsqu’elles sont sollicitées, on peut capter sous les mains des véritables impulsions sous la forme de micro-contractions et de micro-dilatations. Il n’est pas étonnant pour un ostéopathe de percevoir un « mouvement interne » au sein des tissus alors même que le corps est immobile; la rythmicité interne est un des concepts de base de l’ostéopathie. Cependant, jamais l’ostéopathie n’avait établi de lien direct entre le principe organisateur de ce « mouvement interne » et celui de la gestuelle majeure. Le mouvement interne, jusqu’alors attribué au jeu des fascias, s’avère être en fait, une source d’émergence de l’action différente de la décision volontaire. (Leao, 2002)
15Ce qui nous interpelle ce sont les effets premiers de l’apprentissage perceptif, même quand ceux-ci commencent à s’inscrire de façon tacite, sous forme d’un ressenti corporel, d’une sensation, avant de se traduire en discours. La pratique de l’écriture, reliée à l’expérience du mouvement, peut contribuer à développer une propension à l’accueil du sens expérientiel (Vermersch, 2006) même avant sa mise en discours. Une procédure qui peut aider à maintenir le sens expérientiel à l’abri de l’accélération discursive. Dans la gestion souvent tacite de cette articulation entre sens expérientiel et mise en discours  je vois  un temps – espace de latence extrêmement riche et qui est, à mon avis, en correspondance avec le temps – espace à l’intérieur du quel le performer gère le rapport entre le ressenti corporel et l’action. Sur ce point, j’entrevois une réciprocité entre le développement d’une compétence descriptive liée à l’expérience vécue et le processus créatif du performer.
16Laboratoire de recherche sur la présence créatrice, dans le cadre de ma recherche de doctorat. Lisbonne, 2009-2010.
17Référée au corps, la cénesthésie este décrite par  Hübner, et après lui Schiff  comme une sensibilité interne génératrice de sensations qui arrivent constamment au cerveau de l’intérieur  du corps.  Un mouvement de l’intériorité corporelle, corrélative a toute expérience perceptive. (Cité par Morin C. et Thibierge S., 2004, p. 419). Le neurologue contemporain A. Damasio vient à décrire les contours de cette sensibilité interne en lui donnant le caractère d’un fond perceptif indifférencié, un fond où tout les sens sont en connexion, où tout les modalités perceptives travaillent ensemble et contribuent à la constitution d’un sentiment de soi « corporeisé ».  (Damasio, 2000).  Cette notion semble, à mon avis, identifier le caractère mouvant, latent et « informatif » de la spatialité sensible de l’ambiance.

Bibliographie 

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Luca Aprea est professeur de mouvement à l’Escola Superior de Teatro e Cinema de Lisbonne où il est également responsable pédagogique du cours de Theatre du Mouvement du Dea en Arts Performatifs. Il réalise son doctorat en Danse à la Faculdade de de Motricidade Humana de Lisbonne.