DESIRE
Mounir Fatmi. Des images et des mots
di Barbara Polla

The Beautiful Language, 2010
Videostill (vidéo 16’30)
Courtesy l’artiste et Analix Forever, Genève

Pour l’artiste, la vie est travail, le travail est vie. Le désir de vie, le désir de travail, se mêlent et se confrontent, cherchant à se fondre de la manière la plus intime ; la reconnaissance du travail devenant alors reconnaissance de vie. L’acte de vie comme acte de culture.

Chez mounir fatmi comme dans son travail s’opposent deux représentations, deux images fondamentales presque aussi puissantes l’une que l’autre : le père comme imprégnation culturelle, comme image de culture – à la source même de toute iconodoulie intérieure – et le père – les pères – qu’il faut renverser au contraire pour accéder à la culture, la culture comprise comme celle de l’autre, toute la culture. L’iconoclasme paternel, une indispensable étape pour accéder aux images du monde. Les travaux de mounir sur la censure – il ira jusqu’à réaliser une vidéo (Les Ciseaux) à partir des images censurées d’un film marocain, pour montrer à quel point ce que les pères cherchent à cacher est essentiel  – rejoignent ses recherches sur le terrain de ces derniers mois, ses errements dans les villes marocaines, à l’écoute des plus jeunes, de leurs désirs bouillonnants, à leur rencontre.
My father has lost all his teeth, I can bite him now – la phrase qui apparaît en ouverture du site de l’artiste ( http://www.mounirfatmi.com/ ) – nous en dit long sur l’identification de fatmi au père. He has lost all his teeth – ce sera mon tour bientôt. Le temps le talonne. Le travail à réaliser est immense… Et déjà fatmi se sent dépassé par les jeunesses arabes, par leur vitalité, par leur désir d’avenir. Il analyse ce moment si particulier et totalement inattendu de l’Histoire, il travaille à le comprendre, à l’intégrer dans sa vision du monde et dans ses créations, plastiques, filmiques et littéraires – mais l’Histoire, ce sont eux qui la font.

Le philosophe de l’art Paul Ardenne, quant à lui, à propos de mounir fatmi, nous parle de territoire. Le territoire comme l’ « ennemi intérieur » de l’artiste. Cet « ennemi intérieur » qui selon Ardenne est la trame même de tout travail artistique. « Le territoire induit le patrimoine, donc le père, donc la langue natale. Il emblématise la notion de racines et hypothèque la libre circulation physique comme morale, par l’imprégnation culturelle qu’il impose consciemment ou non. L’intérêt de mounir fatmi pour l’architecture, cette racine plantée dans le territoire, le plus souvent malmenée ou montrée déliquescente, a la même origine : la question lancinante du territoire de contrainte opposé au corps, territoire mu par la possibilité du départ »1.

.

Mounir Fatmi, Untitled (The Straight Line), 2011
Crayon et feutre sur papier, 29,7 x 42 cm, Signé et daté
Courtesy l’artiste et Analix Forever, Genève

.

Dans certaines vidéos que mounir fatmi consacre à l’architecture, les bâtiments, sciemment détruits par les architectes qui les ont pourtant construits, semblent suggérer un retour possible à la nature. Un rêve étrange chez un artiste qui sait pourtant que la ville vit pour elle–même et recèle des désirs bien plus puissants que le désir de nature. Face à la ville, il ne s’agit plus d’examiner la destruction, la construction, le passé ni l’avenir : la ville est vie et mort constantes, sans mesure du temps, sans but autre que la vie elle-même – que la ville elle-même – cette vi(ll)e qui fascine fatmi et qu’il cherche à disséquer. La ville n’est plus plantée dans un territoire ou un autre, elle est territoire elle-même, territoire de jeu, de vie et de culture, elle est le lieu où les choses se font et se défont, fondues en elle. Elle réunit l’ensemble des pulsions, de création et de destruction, qui animent fatmi et l’intérêt de l’artiste à en extraire non plus une explication, une direction, une volonté de culture ou d’Histoire, mais des parcelles mêmes de vie, de cultures, qui sont déjà autres avant même que nul n’ait eu le temps de les représenter ou de les dire.

Si le travail de mounir fatmi se  prête autant au désir de dire, au désir d’écrire de ceux qui, comme moi, se sentent profondément inspirés par sa position au monde, c’est, entre autres, par l’utilisation des mots. fatmi cherche à donner forme à l’existence avec des images construites bien sûr, mais aussi avec la langue, les langues, les siennes et celles des autres. Les mots, la calligraphie même, à mi-chemin entre le mot et la forme, la langue qui exprime la culture mais la crée aussi, la module constamment, la tord, la détourne, sont des outils familiers de fatmi, des outils avec lequel il creuse, au sein même de l’image et de lui-même aussi, non sans douleur. Car avant même que l’on n’ait dit, c’est déjà autre chose, qu’il faudrait dire. Avant même d’avoir tué les pères pour laisser place à une image de liberté, voilà que l’on est père déjà.

.

1“L’ennemi intérieur, proposition curatoriale de Paul Ardenne pour Analix Forever, Arte Fiera 2012”.

.

.

Mounir Fatmi né 1970 à Tanger, vit et travaille entre Paris et Tanger. Mounir Fatmi construit des espaces et des jeux de langage qui libèrent tout particulièrement la parole de ceux qui les regardent. Ses vidéos, installations, dessins, peintures, sculptures mettent au jour nos ambiguïtés, nos doutes, nos peurs, nos désirs. Ils pointent l’actuel de notre monde, ce qui survient dans l’accident et en révèle la structure. Ses œuvres ont été montrées au Migros Museum für Gegenarskunst, Zürich, Museum Kunst Palast, Düsseldorf, Centre Georges Pompidou, Paris, Moderna Museet, Stockholm et au Mori Art Museum de Tokyo. Il a participé à plusieurs biennales dont la 52ème Biennale de Venise, la 8ème Biennale de Sharjah, la 5ème Biennale de Gwangju, la 2ème Biennale de Séville et la 10e Biennale de Lyon. En 2008, son travail fait partie de la programmation Paradise Now ! Essential French Avant-garde Cinema 1890-2008 à la Tate Modern de Londres, ainsi qu’à l’exposition Traces du Sacré au Centre Georges Pompidou à Paris. Depuis 1993, il a reçu plusieurs prix dont le Grand Prix Léopold Sédar Senghor de la 7ème Biennale de Dakar en 2006, ainsi que le Uriôt prize de la Rijksakademie, Amsterdam. Il reçoit en 2010 le prix de la Biennale du Caire.